Page:Le dictionnaire de l'Academie françoise, 1835, T1, A-H.djvu/21

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
PRÉFACE. xv

que la langue de la conversation et du bel esprit, et nullement celle des sciences. C’était une idée d’Encyclopédie qui tourmentait déjà quelques esprits, mais pour laquelle ni la langue ni l’Académie n’étaient préparées. On en était au siècle de l’imagination, de l’éloquence, de cette parole expressive et heureuse, qui, dans la chaire chrétienne, dans les entretiens, dans les livres, au théâtre, donnait alors aux hommes les premiers et vifs plaisirs de l’esprit et du goût. Les chefs-d’œuvre de Corneille avaient élevé la pensée française. Tout ce qui savait lire et s’occupait de religion avait dévoré les Provinciales. Les savants solitaires de Port-Royal communiquaient aux esprits quelque chose de la gravité de leur conscience et de leurs études. Bientôt Bossuet, le plus éloquent des hommes, parla sur un ton à la fois sublime et populaire, qui n’appartient qu’à lui. Molière, Boileau, Racine, la Fontaine trouvèrent la langue poétique. Avant qu’on eût rassemblé les pierres de construction, les temples étaient debout.

Le Dictionnaire avait vieilli, pendant qu’on y travaillait. On revint sur ce qu’on avait fait. Après bien des années, on n’en était encore qu’à la révision de la lettre A. Le vigilant Colbert, qui s’étonnait d’un travail si lent, était un jour venu assister à la séance. On y lisait le mot Ami. Mais la définition précise en fut si contestée, on discuta si bien sur le point de savoir si, dans l’usage, ce mot indiquait seulement une obligation du monde ou un rapport du cœur, s’il supposait une affection partagée, et s’il ne se disait pas sans cesse d’un empressement qui n’avait rien de sincère ou d’un zèle qui n’obtenait aucun retour, enfin on vit tant de questions dans une seule, que le ministre, dont tant de gens à la cour se disaient les amis, convint, en se retirant, qu’il ne s’étonnait plus de la lenteur et de la difficulté du Dictionnaire.

Un Dictionnaire, en effet, où tous les mots des sciences et de la vie d’un peuple se trouveraient exactement définis, analysés dans leurs éléments, suivis chronologiquement et expliqués dans toutes leurs acceptions, un tel Dictionnaire serait la plus lente des œuvres difficiles ; et, à une époque même, cette œuvre deviendrait impossible par l’extension presque infinie des notions qu’elle suppose. En se bornant à la langue oratoire et à la langue usuelle, et en les cherchant tout à la fois dans la logique et dans l’usage, l’Académie avait encore assez à faire ; et elle pouvait, par la date même de son travail, laisser un monument précieux. Car la politesse du siècle de Louis le Grand, comme on disait alors, n’était pas toute dans les livres, n’en venait pas, ne s’y rapportait pas exclusivement.

Il y a des temps où l’on peut dire que tout l’esprit qui se consomme se met dans les livres, que tout ce qui se pense s’imprime. Là, peu d’originalité, peu de différence profonde entre les hommes, peu de variété de langage. Une même idée passe en un moment, et sans effort d’étude, à tous les lecteurs, et les met en communauté sur quelques points. Les conversations ressemblent aux écrits ; et les écrits ne sont souvent que des conversations. La fin du dix-huitième siècle