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LES BRAVES GENS


CHAPITRE III

Charles Jacquin donne un échantillon de ses talents à Marguerite et à Marthe.



Ce même jour, les deux demoiselles Defert (deux bien jeunes demoiselles, car Marguerite avait douze ans, et Marthe huit) étaient occupées dans la salle d’étude, qui donnait sur le jardin.

Marthe, les deux coudes étalés, contre toutes les règles de l’art calligraphique, avec ses belles boucles brunes éparses sur ses bras et jusque sur son cahier, confectionnait, en tirant bien fort la langue, une page d’écriture. Dieu aime les enfants laborieux, disait le modèle ; et Marthe, de ligne en ligne, répétait que Dieu aime les enfants laborieux. Mais comme Marthe avait le nez sur son cahier, elle ne pouvait juger de la perspective, et ses mots se penchaient de plus en plus. Tout à coup, elle se releva, poussa un soupir et dit : « Bon ! voilà encore mes lettres qui se penchent pour se sauver de la page, comme dit M. Dionis. Oh ! mais, il ne sera pas content de moi M. Dionis ; c’est bien ennuyeux ! et ce gros pâté qui a l’air de s’être fait tout seul, exprès pour me faire gronder. Voilà encore ma bottine qui s’en va. Est-ce que M. Dionis était aussi sévère avec toi qu’avec moi, quand tu apprenais à écrire ? Réponds-moi donc, Marguerite ; regarde-moi, au moins. C’est si ennuyeux de ne voir que tes mains quand tu te tiens la tête comme cela ! »

Marguerite regarda sa petite sœur avec un air qu’elle voulait rendre sévère ; mais le moyen de garder son sérieux devant cette bonne figure épanouie, si comique avec son air désappointé ? Marguerite embrassa donc sa sœur en l’appelant chère petite vilaine, en pestant contre son problème qui ne voulait pas se faire tout seul, et en priant Marthe de répéter sa question qu’elle avait mal entendue. Marthe reprit :

« Est-ce que M. Dionis était sévère avec toi quand tu apprenais à écrire ?

— Très-sévère, » répondit Marguerite.

Et c’était vrai. M. Dionis, le vieux comptable de la fabrique, avait reçu la mission, dont il était très-fier, d’enseigner la calligraphie aux demoiselles Defert. Cet honneur, qui lui faisait des envieux, lui était venu tout seul, sans intrigue et sans brigue. Mais aussi quel calligraphe que M. Dionis ! Madame Defert, partant de ce principe assez juste, ce semble, que l’on écrit pour être lu, n’avait pas voulu entendre parler pour ses filles du professeur à la mode, parce qu’il enseignait l’écriture anglaise, très-propre et charmante à voir de loin, illisible de près. M. Dionis était dans les vieux principes de la belle écriture française. Le brave homme raffolait de ses deux élèves, mais il se donnait bien de garde d’en laisser rien paraître, de peur qu’elles ne devinssent familières ; car, comme chacun sait, la familiarité engendre le mépris. Il les grondait donc très-sévèrement quand elles faisaient mal.

« Est-ce que tu ne trouves pas, reprit Marthe qui passait volontiers d’une idée à une autre, qu’il a l’air d’un gros vieil oiseau, avec ses besicles rondes ?