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Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/24

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— Tu sais, Marthe, maman n’aime pas que nous soyons moqueuses, répondit la grande sœur en se mordant les lèvres pour ne pas rire.

— C’est vrai, dit Marthe en rougissant. Mon Dieu ! voilà encore cette bottine qui s’en va. Il faut dire que Marthe avait une tendance prononcée à faire de ses bottines des pantoufles, et de ses pantoufles des projectiles ou des petits traîneaux. Marguerite se leva de sa chaise et fixa solidement au petit pied de sa sœur la bottine réfractaire, non sans faire quelques remarques sur l’état de dilapidation prématurée de cet article de toilette.

« Je crois, dit Marthe d’un ton sérieux et presque profond, que je suis paresseuse aujourd’hui parce que maman ne peut pas descendre à la salle d’étude. Et puis, je suis trop contente d’avoir un petit frère, pour travailler. »

Marguerite pensait exactement de même, mais sa dignité de sœur aînée s’opposait à ce qu’elle fît le même aveu.

« Comme il est joli, notre petit frère ! dit-elle, en tournant habilement la difficulté.

— Oh oui ! bien joli ; mais je suis sûre que tu me gronderas si je te dis quelque chose.

— Dis toujours.

— Il est très-joli, mais je le trouve un peu jaune. »

Marguerite se mit à rire : « Cher loulou, dit-elle, je puis t’affirmer que tu étais aussi jaune que lui, quand tu avais son âge. »

Marthe rougit et se mit à bouder, quand elle sut qu’elle avait été jaune aussi. Sa sœur lui dit, pour la consoler, que tous les petits enfants étaient jaunes les premiers jours, mais que cela passait bien vite ; qu’elle-même, Marguerite, elle avait été effroyablement jaune. À l’idée que Marguerite avait été jaune aussi, toute trace de bouderie disparut du charmant visage de Marthe. Elle reprit :

« Ce sera un homme, n’est-ce pas, dans bien des années ?

— Assurément.

— Il aura de la barbe !

« Il aura de la barbe, bien sûr ; est-ce que tous les hommes n’en ont pas !

— Une belle barbe comme celle de M. de Ferrier ? Ce serait si amusant d’avoir un frère avec une belle barbe ! Oh ! comme ce serait amusant !

— Nous avons le temps d’attendre jusque-là ; il faut d’abord qu’il devienne un petit garçon, puis un collégien.

— Oh ! pas comme Charles Jacquin, toujours ; Marguerite, promets-moi que mon petit frère ne ressemblera pas à Charles Jacquin. Tu sais ce qu’il dit de son père et comme il parle à sa mère ! »

Ce Charles Jacquin qui avait le malheur de déplaire si fort à mademoiselle Marthe était le fils de maître Jacquin, l’un des principaux avoués de Châtillon-sur-Louette. Maître Jacquin était un honnête homme, mais un honnête homme dur et désagréable. Comme il avait le malheur de n’aimer que l’argent en ce monde, il avait épousé pour sa dot la fille d’un fermier imbécile qui avait cru faire un beau coup en transformant sa fille en une madame. Madame Jacquin, excellente femme au fond, se distinguait par une remarquable faiblesse d’esprit et de jugement, et par une tendance inexplicable à pleurer sans motif et sans mesure. La vie lui semblait un songe désagréable ; elle paraissait se figurer vaguement qu’elle avait commis une faute impardonnable, et tremblait au seul bruit des pas de maître Jacquin, à l’idée que la faute impardonnable était découverte et que le châtiment était proche. Son idéal eût été de ne pas sortir de son lit, et de dormir toujours pour échapper à toutes les difficultés, aux tracas et aux problèmes de la vie.

Lorsque Charles était venu au monde, il était devenu, par sa malice naturelle, une nouvelle source de tribulations pour sa mère. Maître Jacquin, en matière d’éducation, était pour la sévérité à outrance. Le jeune Charles, traité avec une dureté sans bornes par son père, qui voulait que « cela marchât droit », avec une indulgence sans mesure par sa mère, qui craignait, en révélant ses méfaits, de le voir rouer de coups, était devenu un très-mauvais garnement, chien couchant avec son père, chien hargneux avec sa mère.

Maître Jacquin, trop préoccupé de gagner de l’argent pour aller au fond des choses, se contentait d’une soumission servile qu’il appelait du respect et vantait à tout propos son système d’éducation. Quand il avait reçu un des billets qu’avait écrits M. Defert pour annoncer la naissance de Jean, il avait froncé les sourcils et s’était renfrogné. Il n’était pas dans sa nature de se réjouir du bonheur des autres. Après avoir lu le billet, il avait laissé retomber son pince-nez avec un bruit sec, et s’était écrié avec une dédaigneuse pitié : « Encore un qui sera mal élevé ! »

Au moment où Marguerite allait répondre à l’observation de sa sœur, une ombre intercepta le jour de la fenêtre. Charles en personne, collant à la vitre son nez qui devint tout plat et tout blanc, essayait de voir dans la salle d’étude. Quand il eut aperçu les deux sœurs, il leur adressa, en guise de salut, une horrible grimace.

« Ne le regardons pas, dit Marguerite à sa petite sœur ; sans cela il restera une heure à faire des singeries. Nous avons déjà perdu assez de temps, et maman sera bien fâchée de savoir que nous avons été bavardes et paresseuses. »

Le collégien changea de tactique, et se mit à tambouriner un pas redoublé. Quand il vit qu’il n’avait pas tout le succès sur lequel il avait compté, il disparut de la fenêtre et vint souffler dans le trou de la serrure. Il se décida enfin à ouvrir la porte.

« Mesdemoiselles, votre humble serviteur ! » dit-il, en exécutant un salut prétentieux et grotesque.

Marguerite se leva, rouge d’indignation.

« Vous savez, dit-elle, que vous ne devez pas entrer