Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/408

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— C'est-à-dire que c'est vous qui les arrangez. La peine de lire! est-ce que c'est une peine ?

— Eh bien ! lisez, puisque ce n'est pas une peine pour vous.

—Je veux bien ; écoutez ! j'ai marqué les plus beaux endroits :

« Hector sort de son palais, et, parcourant les rues bien bâties, arrive à travers la grande ville aux portes Scées, par où il doit sortir dans la plaine. Alors accourt à sa rencontre son épouse Andromaque ; sa suivante l'accompagne, portant sur son sein le tendre enfant qui ne parle point encore, leur rejeton bien-aimé, beau comme la plus brillante étoile. A la vue de son fils, le héros sourit en silence. Andromaque, fondant en larmes, s'approche, lui prend la main, et s'écrie :

« Cruel ! ta valeur te perdra ! tu es sans pitié pour ton enfant au berceau, pour une épouse infortunée, que bientôt tu laisseras veuve dans ton palais. Hélas! les Grecs vont fondre tous ensemble sur toi, et te faire enfin succomber! Oh! qu'il vaudrait mieux pour moi, privée de ton appui, descendre sous la terre! Quelle joie puis-je espérer encore, lorsque tu auras subi ta destinée ? J'ai perdu mon père, ma mère et mes sept frères. Hector, tu es pour moi mon père, ma mère, mon frère et mon jeune époux. Prends pitié d'Andromaque : défends-toi du haut de nos tours, ne rends pas orphelin ton enfant et veuve ton épouse. Range l'armée près du figuier sauvage. Là surtout la ville est accessible ; de ce côté le mur s'affaisse et trois fois les plus vaillants Grecs ont tenté de le franchir. »

» Le magnanime Hector lui répond en ces termes : « Femme, tes soucis sont les miens ; mais je rougirais devant les Troyens et les Troyennes au long voile, si, comme un lâche, j'évitais les batailles. Mon âme d'ailleurs s'y refuse. N'ai-je point appris à me conduire en brave, à combattre au premier rang, pour conserver la gloire de mon père et la mienne? »

— Bravo ! s'écria Emmanuel en applaudissant : voilà un brave. Lisez encore, Anne, je voudrais savoir ce qui lui arrivera.

— C'est aussi beau après, mais c'est plus triste : vous allez voir.

«Cependant mon cœur, ma raison me le disent, le jour viendra où succomberont la sainte Ilion, et Priam, et le peuple du belliqueux Priam. Mais les calamités qui sont réservées aux Troyens, les malheurs de ma mère Hécube elle-même et du roi mon père, les malheurs de mes frères, qui, si braves et si nombreux, tomberont dans la poussière sous des mains ennemies ; non, tous ces maux ne me préoccupent pas autant que ton propre destin, lorsqu'un des Grecs te conduira baignée de larmes et te ravira ta liberté. Alors, dans Argos, tu tisseras de la toile pour une étrangère ; le cœur plein d'amertume, tu puiseras de l'eau à la fontaine, et une dure nécessité pèsera sur toi. Alors le passant, voyant tes pleurs, s'écriera : « Voici l'épouse d'Hector, qui parmi les Troyens excellait à combattre, lorsque autour d'Ilion on livrait ces grandes batailles ! » Telles seront ses paroles, et elles renouvelleront ta douleur, car tu n'auras plus d'époux pour t'arracher à la servitude. Ah ! puissé-je être enseveli sous la tombe, plutôt que d'entendre les cris que tu jetteras entre les mains de tes ravisseurs ! »

— La pauvre femme ! interrompit Emmanuel. Est-ce qu'elle a été faite prisonnière, Anne ?

— Le livre n'en parle pas. Mais je le demanderai à Mlle Léonide.

— Est-ce qu'elle le saura! Des histoires de guerriers, ce n'est pas l'affaire des femmes !

— Mais la pauvre Andromaque, c'était une femme. Elle est bien malheureuse ; voilà ce que c'est que d'épouser un militaire.

— Vous n'avez pas bon cœur, Anne. Est-ce qu'il ne faut pas que les militaires aient des femmes pour les soigner, quand ils reviennent blessés?

— Il y a des sœurs de charité.

— Ah ! oui, elles les soignent bien ; mais j'ai idée que leurs femmes les soigneraient encore mieux, parce qu'elles les aimeraient.

— Oui, mais quand les blessés meurent, les religieuses vont en soigner d'autres, leurs femmes ne pourraient pas, parce qu'elles auraient trop de chagrin.

— Il faut pourtant bien que les hommes se battent, pour défendre les femmes! Et puis, lisez donc ce qu'Hector a fait après.

— M'y voilà ! dit Anne en reprenant son livre.

« À ces mots, l'illustre Hector étend les bras pour prendre son fils ; mais l'enfant se détourne et se cache en criant dans le sein de sa nourrice; l'aspect du guerrier, de son casque d'airain, les ondulations de la flottante aigrette l'ont saisi d'une frayeur qui arrache un sourire à son père et à son auguste mère. »

—Pauvre petit ! interrompit Anne : il n'avait pas l'habitude de voir son père en uniforme. Et elle reprit :

« Aussitôt le héros enlève de sa tête le casque qu'il pose resplendissant sur la terre ; il donne un baiser à son enfant chéri, le berce dans ses bras, et adresse cette prière à Jupiter et aux autres im- mortels : -

« Jupiter, et vous, divinités puissantes, accordez-moi que cet enfant soit comme moi l'honneur d'Ilion ; qu'il se signale par sa force, et qu'il règne puissamment sur les Troyens ; que l'on dise un jour à son retour des combats : « Oui, ce héros surpasse encore son père »; qu'il rapporte les dépouilles sanglantes de son ennemi vaincu, et qu'en son âme sa mère soit pénétrée de joie. »

— A la bonne heure ! s'écria Emmanuel, voilà la vraie prière d'un soldat. Et après, Anne !

« Après sa prière, il remet l'enfant entre les mains de son épouse chérie, qui l'attire sur son sein et sourit en pleurant. Le héros, ému d'une tendre pitié, caresse de sa forte main la douce Andromaque, et lui dit :

« Amie, fais trêve à ces alarmes. La Parque seule, et non le bras d'un guerrier, me précipitera chez