Page:Le journal de la jeunesse Volume I, 1873.djvu/409

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pluton. Crois-moi, personne, parmi les humains, lâche ou vaillant, dès qu’il a vu le jour, ne peut fuir sa destinée. Retourne dans mon palais : prends soin des travaux de ton sexe, de la toile, du fuseau ; distribue à tes femmes leur tâche. Aux hommes nés dans Ilion, et surtout à moi, sont réservés les périls de la guerre. »

» Il dit, et reprend son casque à flottante crinière. Son épouse chérie, en le suivant de ses yeux baignés de larmes, retourne au palais d’Hector. Bientôt elle en franchit les portes superbes, rejoint, dans les appartements intérieurs, ses nombreuses suivantes, et leur arrache des sanglots. Ainsi, dans la demeure d’Hector plein de vie, elles le pleurent amèrement : car elles n’espèrent pas qu’il revienne de ce terrible combat ; elles n’espèrent pas qu’il échappe à la fureur, aux bras des Argiens. »

— Eh bien ! je n’ai jamais rien lu de si beau ! Est-ce qu’il a été tué, Anne ? Ce n’est pas possible : je suis sûr qu’il est revenu victorieux. Avez-vous lu plus loin dans le livre ?

— Oui, il est revenu, et il y a encore eu bien des batailles ; et puis il a fini par être tué : les Grecs s’étaient mis trop contre lui.

— Les lâches ! cria Emmanuel en grinçant des dents. Je déteste ces Grecs !

— Oh ! ils sont bien méchants, allez ! Il y en a un qui perce les pieds du pauvre Hector après qu’on l’a tué, qui les enfile avec une courroie, et qui le traîne après son char qu’il a lancé au galop, sans vouloir permettre à ses parents de l’enterrer. À la fin pourtant, il le rend à son père, qui va jusque dans sa tente pour lui demander le corps d’Hector. Et la pauvre Andromaque a tant de chagrin ! cela fait pleurer : vous verrez. Il faut que je m’en aille, il est tard : j’ai mis longtemps à vous chercher un livre ! Mais celui que j’ai apporté est beau, n’est-ce pas ?

— Oh ! très-beau ; et je vais lire le reste tout seul. Merci, Anne : si l’on nous donnait des histoires pareilles au lycée, je ne serais pas si souvent puni. »


CHAPITRE XVI

Où Ambroise, sans connaître la mythologie, apprend ce que c’est que le supplice de Tantale.


Le lendemain, Anne était chez son père, dans le salon, perchée devant le piano sur un grand tabouret exhaussé encore par trois gros livres ; elle remuait laborieusement ses petits doigts sur les touches en disant tout haut : « Do, mi, ré, fa, mi, sol, fa, ré, do, » et Mlle Léonide était assise à côté d’elle et lui montrait les notes sur la musique avec une aiguille à tricoter. Tout à coup la fenêtre entr’ouverte à l’autre bout du salon s’ouvrit brusquement, un corps y apparut et, franchissant la barre d’appui, sauta lourdement sur le parquet.

« C’est moi ! fut la réponse du nouvel arrivant au cri que poussèrent l’élève et la maîtresse.

— Emmanuel ! comme j’ai eu peur ! s’écria Anne en descendant de son échafaudage pour courir à lui. Est-il possible d’arriver comme cela !

— Je venais vous voir : en passant par ici j’ai entendu que vous étiez dans le salon, et je suis entré par le chemin le plus court : voilà ! Je ne voulais pas vous faire peur : mais c’est passé, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, répondit la petite en riant, je suis rassurée, et vous aussi, mademoiselle ?

— Certainement ! dit Mlle  Léonide, quoique nous ayons affaire à un rude batailleur, à ce qu’on m’a conté. À propos, monsieur le brave champion des faibles, je croyais qu’on vous avait enfermé pour vous récompenser de vos exploits. Comment donc êtes-vous ici ?

— C’est que ma mère et Sylvanie sont parties ce matin pour passer le reste des vacances chez notre cousine, à Nieuil-le-Dolent ; il y aura du monde, des soirées, de la danse, de la musique. On ne m’a pas emmené, bien entendu ; mais dès qu’elles ont été parties, papa est venu me délivrer. J’ai déjeuné avec lui, et Martuche a fait une galette délicieuse pour me dédommager de mon pain sec d’hier. Je vous en apporte un morceau, Anne ; tenez, elle est encore chaude. Et si vous voulez venir avec moi quand vous aurez fini vos leçons, vous me mènerez voir si le petit violoneux est guéri de la bataille.

— C’est cela ! je vais bien travailler, et nous irons après. »

Et Anne regrimpa sur son tabouret et reprit ses exercices. Quand la leçon fut finie :

« Est-ce bien, mademoiselle ? me donnerez-vous ma petite récompense ? » demanda-t-elle à Mlle  Léonide.

Celle-ci sourit, embrassa l’enfant et prit sa place au piano. Elle jouait, après chaque leçon, plusieurs des airs de la méthode, pour amuser Anne et lui donner envie de les apprendre. Emmanuel, qui faisait profession de détester les morceaux longs d’une aune, comme il disait, que jouait Sylvanie, s’approcha pour