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échange de pensées. S’il y avait eu controverse, ce n’était point matière à figurer dans la jurisprudence ou les commentaires.

Il n’en est que plus précieux pour nous de rencontrer, en dehors de la littérature rabbinique, un échantillon de ces controverses, et nous devons être très reconnaissants à saint Justin de nous fournir un tableau que le Talmud s’est interdit[1]. Justin était d’ailleurs, par ses opinions millénaristes, aussi conciliant que pouvait l’être un chrétien. Aucune difficulté relativement au caractère des temps messianiques. Tryphon demande à Justin si c’est sincèrement qu’il admet la restauration de Jérusalem, la réunion des chrétiens sous le Christ avec les patriarches et les prophètes, les autres Israélites de race et les prosélytes antérieurs à sa venue[2].

Le philosophe chrétien répond loyalement que ce n’est pas l’opinion de tout le monde, mais, pour lui, il professe un règne de mille ans avec le Christ, qui peut donner satisfaction aux Juifs. Il n’est même pas très exigeant sur le chapitre de l’abrogation de la Loi. Ceux qui sont nés Juifs pourront s’y conformer — c’est du moins l’opinion personnelle du controversiste, —[3] pourvu qu’on ne contraigne pas les Gentils à la pratiquer, et qu’on croie au Christ, au lieu de l’anathématiser comme on fait dans les synagogues[4].

C’est donc sur le Christ que porte la controverse. Jésus de Nazareth est-il le Messie ? Tryphon objecte ses apparences modestes, sa vie cachée et sans gloire… mais l’objection ne serait pas insurmontable, s’il n’avait terminé cette existence chétive par la mort de la croix. Une vie d’abord obscure et cachée ne répugne pas au Messie, pourvu qu’il soit ensuite oint par Élie pour recevoir l’empire. Or Élie n’est point venu, et Jésus n’a point été reconnu roi.

Il y a une autre difficulté, et plus considérable encore : les chrétiens, en attribuant à Jésus la nature divine, supposent donc l’existence de deux dieux ; Tryphon demande qu’on lui prouve que l’esprit prophétique admet un autre Dieu que le seul vrai Dieu[5]. Et c’est parce qu’il

  1. Il n’est pas prouvé que le Dialogue contre Tryphon reproduise textuellement une discussion réelle, ni que Tryphon soit le célèbre R. Tarphon de Lydda, mais les idées de l’antagoniste de Justin sont certainement empruntées au judaïsme du temps. L’identité de Tarphon et de Tryphon est suggérée par l’écriture טריפון relevée par M. Ratner dans ses variantes sur le Talmud de Jérusalem, Chebiit, 33c, l. 16 : רבי יודן בר טריפון. L’épitaphe de ce R. Ioudan fils de Tarphon ou Tryphon se trouve à Jaffa dans le musée de M. von Ustinow.
  2. Dial., c. lxxx.
  3. Dial., c. xlvii.
  4. Καὶ μάλιστα τοὺς ἐν ταῖς συναγωγαῖς καταναθεμίσαντας καὶ καταναθεματίζοντος ἐπʹ αὐτὸν τοῦτον τὸν Χριστόν.
  5. Dial., c. lv.