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LE POISSON D’OR

La mémoire renaissait ; mes yeux recommençaient à voir. Autour de moi, la scène était si étrangement changée que cela tenait en vérité du prodige. Le vent soufflait de nouveau avec violence, mais la lune brillait au ciel, voguant parmi la course précipitée des nuages. Deux matelots seulement restaient aux avirons, pour maintenir le bateau, pendant que le restant de l’équipage hissait la misaine qui claquait comme un fouet. Nous étions au large, à un demi-quart de lieue de Groix, qui se montrait maintenant nettement éclairée, au milieu de sa vaste ceinture d’écume. Juste en face de nous, le rempart de granit se fendait, présentant une profonde et ténébreuse anfractuosité où l’œil ne pénétrait point. À cet endroit, le ressac était d’une violence sans pareille, et chaque fois que le flot acharné brisait contre cette ouverture, une détonation large et sourde se propageait dans l’air.

— Le Trou-Tonnerre cause tant qu’il peut à c’te nuit, dit Seveno. Souque, garçon ! Appuie !… souque !… Encore un coup ! Amarre !

La voile était parée. Le bateau vint au vent, grand largue, et bondit comme un cerf.

— Et M. Bruant ?…, balbutiai-je.

Seveno pointa du doigt le fond de la barque, et je me reculai comme si, tout à coup, je m’étais vu prés d’un serpent.

— Il n’est pas tout à fait défunt, murmura Jean-Pierre.

Le Judas était couché près de moi, presque sous mes pieds. Il n’avait point de blessure, mais sa face décomposée et livide parlait d’agonie. Sa bouche restait béante ; de chaque côté de ses lèvres, deux plis profonds se creusaient ; ses yeux démesurément