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BŒUFS ROUX

Dosithée fit un mouvement pour se lever et se rendre auprès des deux petits ; mais la femme d’Horace, qui redoutait toujours les querelles, profita de l’occasion qui s’offrait si à point pour se retirer et monter près de ses enfants.

Elle se leva vivement, disant à la jeune fille :

— Non, non… Dosithée, restez. J’y vais moi-même.

Et, sans bruit, elle quitta la cuisine et monta là-haut.

Et le même silence glacé se prolongea. Chacun mangeait, le nez dans son assiette. Pourtant. Dame Ouellet du coin de l’œil guettait Phydime et Horace tour à tour. Dosithée conservait une figure sereine et souriante, prête à intervenir, au moment opportun, si l’orage éclatait.

Dix minutes se passèrent ainsi. Puis Phydime, tout en mâchonnant, se renvoya sur le dossier de sa chaise, regarda son fils un bon moment avec attention, et demanda sur un ton grave :

— Je compte ben, Horace, que t’as pas fait de marchés avec le père Gaudias Raymond ?

La question était formulée d’une tout autre façon que s’y attendait Horace. Il rougit violemment, leva à demi les yeux sur son père et répondit sans assurance :

— Eh ben ! voyez-vous, je les ai pas finis, mais…

— Mais tu les finiras pas ! interrompit rudement Phydime. Ou si tu les finis, Horace, tu les finiras à tes dépens, pas aux miens.

La volonté du père heurta d’un choc dur la volonté du fils. Horace fut tout secoué par un frémissement d’impatience et de rébellion, sa figure roussie par le soleil du printemps devint très blême.

— Je vais vous dire ce que c’est, papa, reprit-il d’une voix tremblante. Vous savez comme moi qu’on n’a pas été capables de faire les labours l’automne dernier à cause de la gelée qui est venue trop tôt. Ce printemps on va avoir quarante-cinq arpents à labourer. Pensez-vous qu’on va pouvoir labourer tout ce terrain-là rien qu’avec vos deux bœufs ?

— On l’a déjà labouré ce terrain-là, il me semble.

— Oui, mais il y a cinq ou six ans de cela. Dans ce temps-là les bœufs avaient encore bon pas.

— Oh ! ils n’ont pas perdu tant que ça, mes bœufs, répliqua Phydime en se remettant à manger.

— Je sais ben ; tout de même ils ne sont plus comme ils étaient, dit Horace sur un ton plus conciliant.

Un court silence se fit.

Dame Ouellet soupira longuement et comme avec allègement : la conversation semblait prendre une tournure autre que celle qu’elle avait pressentie et redoutée, l’orage était évité. Maintenant, elle croyait qu’on allait s’entendre.

Dosithée eut la même pensée, et elle s’en réjouit au fond d’elle-même, car rien ne lui était plus pénible que ces querelles oiseuses et sans profit pour personne.

Horace reprit peu après :

— En admettant, papa, que les bœufs sont encore assez bons, je vous assure qu’ils ne pourront pas labourer plus de trente à trente-cinq arpents, et ils vont être rendus à bout. Avec ça on s’expose à laisser dix à quinze arpents qu’on pourra pas semer ce printemps et qu’il faudra mettre en guéret d’été. Comme vous voyez, ça va diminuer pas mal le rendement de notre récolte cette année. C’est donc pour tout ça que je voulais acheter les chevaux du père Gaudias Raymond.

— Comment veut-il pour ses chevaux ? demanda tranquillement Phydime.

— Oh ! il demande pas ben cher… rien que quatre-vingt piastres pour les deux !

— Hein ! t’appelles ça pas grand’chose et pas ben cher, toi, quatre-vingt piastres rien que pour deux chevaux ? Et les harnais qu’il va falloir acheter ? Et l’avoine qu’il va falloir leur donner matin et soir ? Et de l’avoine, en aura-t-on assez encore ? Ah ! on voit ben que t’as pas pensé à tout ça.

— Et les bœufs, est-ce qu’ils n’en mangent pas de l’avoine ?

— Les bœufs… T’appelles ça manger de l’avoine, toi ? Une gueulée le matin seulement ? Ensuite, Horace, j’vas te dire : tant qu’à acheter des chevaux, j’achèterais plutôt ceux du père Michaud, parce que je pense qu’il les vendrait ben meilleur marché.

— Tiens ! fit Horace avec surprise, pourquoi vend-il ses chevaux, le père Michaud ?

— Il paraît qu’il s’en va aux États rejoindre ses enfants.

— Je voudrais ben savoir qu’est-ce qu’il va faire là aux États avec ses enfants ?