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BŒUFS ROUX

sorte d’engagement moral, et tant qu’elle n’aurait pas répudié cet engagement par un « non » formel, elle était tenue, pour demeurer d’accord avec ses principes de loyauté, de ne pas accepter la moindre avance d’un autre prétendant.

Voilà bien sur quoi elle réfléchissait, et elle se trouvait toute désorientée, elle se sentait prise, entre ces deux jeunes hommes, comme entre les mâchoires d’un étau.

Sa souffrance empirait, et cette souffrance devenait une torture indicible lorsqu’elle tentait d’envisager l’avenir, elle y découvrait d’affreux horizons. Si, en effet, pensait-elle, son père réussissait à lui faire épouser Léandre, qu’allait devenir Zéphirin ? Ne serait-ce pas assez pour le tuer, lui dont elle connaissait l’ardent amour ? Car elle s’imaginait que Zéphirin l’aimait à la folie. Et en voyant son rêve brisé à jamais, le pauvre garçon, qui en était à ce premier amour dont les crises aiguës sont dangereuses chez beaucoup de natures, pourrait fort bien en faire une maladie et en mourir ! Or, jamais Dosithée n’aurait voulu être la cause même involontaire d’un pareil malheur !

Sous l’empire de ces pensées torturantes, elle décida de sonner séance tenante son cœur toujours serré dans le même étau. Elle voulut le faire parler. Lequel, de Léandre ou de Zéphirin, choisissait-il ? Toujours aux yeux de la jeune fille Léandre semblait avoir plus d’attraits. Mais elle ne l’aimait pas ; dans son cœur ne chantait pas l’amour. Mais n’aimerait-elle donc jamais ? La pauvre Dosithée s’étonnait à la fin qu’elle n’éprouvât pas en elle-même ce sentiment si particulier aux autres jeunes filles, l’amour ! N’était-elle pas faite pour aimer ? Était-elle faite tout autrement des autres ? Elle se le demandait. Ou bien, son cœur était-il bâti de pierre ? Mais non, puisqu’elle le sentait battre si vivement et si généreusement, puisqu’elle s’attendrissait si aisément sur les moindres peines des autres ! Mais pourquoi alors n’aimait-elle pas ? À moins, peut-être, que l’amour ne vint plus tard ? Elle l’espéra… Et elle se disait encore qu’elle pourrait finalement aimer Zéphirin, puisque déjà pour lui elle éprouvait tant de sympathie. C’était bon signe. Et comme elle souffrait de savoir souffrir Zéphirin ! Mais n’aurait-elle pas éprouvé la même sensation à l’égard de Léandre et demeurer avec la seule image de Zéphirin. Et voilà, qu’à la fin, en s’interrogeant de plus en plus, elle finissait par se croire liée moralement à Zéphirin, par le fait qu’elle ne l’avait pas détourné de ses projets d’union, qu’elle n’avait pas démoli ses espérances. Et elle en arrivait à s’avouer qu’elle avait fait à Zéphirin une promesse tacite qu’elle ne pouvait ni ne devait méconnaître.

Et alors, assiégée de nouveau, par l’image de Léandre elle eut bien envie, ce soir-là encore, de pleurer sur son triste sort. Mais, s’étant jetée à genoux devant une statuette de la Vierge, elle pria longuement et avec une grande ferveur pour appeler dans son esprit troublé les lumières célestes. Un peu plus tard, elle se releva, réconfortée, et elle eut cette pensée :

— Pauvre Zéphirin ! je le consolerai quand il reviendra… Oui, je lui donnerai un si bon espoir qu’il en sera tout heureux !

Plus tard encore, elle s’endormit, tout à fait rassérénée et en pensant qu’elle aimerait Zéphirin. Et elle rêva, dans la nuit, qu’elle était l’heureuse épouse de Zéphirin.


XI


Zéphirin revint, mais non pas Léandre.

Et la grande maison de Phydime Ouellet reprit son air morne. Lui retrouva, sans le vouloir, sa figure longue et fermée. Dame Ouellet sembla devenir plus ronchonneuse. Dosithée, qui avait cru pouvoir échapper à sa souffrance, souffrit davantage. Car, bien malgré elle et sans savoir quelle esprit subjuguait sa pensée, elle avait donné un peu d’espoir à Zéphirin, mais sans encore s’engager nettement.

Elle avait dit au jeune homme avec un sourire qui promettait peut-être plus qu’il ne voulait :

— Il faut bien que je me marie un jour ou l’autre Zéphirin, et il faut bien que papa ait un gendre pour l’aider…

Zéphirin prit ces paroles pour une promesse, et il exulta. Enfin, Dosithée serait sa femme !

On se hâtait de terminer les travaux de la fenaison. Dosithée allait tous les jours aux champs aider son père. La saison était belle et accommodante, les foins abondants, et les moissons allaient bon train. De temps à autre la pluie apportait au sol et aux végétations une vivification nouvelle, et