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LE MENDIANT NOIR

par l’actuel propriétaire n’avait été payée. Sur ce, il repassa en France et réussit à se faire allouer la propriété moyennant le versement de la prime, c’est-à-dire une somme de cinq mille livres. C’était tout ce que possédait Marinier. Sans argent pour retourner en Louisiane et pour les premiers frais d’exploitation du domaine, il chercha un associé. Et ce fut en cet automne de 1740 que le hasard le mit sur le chemin de M. de Chaumart.

« En arrivant en Louisiane il fut facile de déposséder Pierre Nolet avec les papiers que Marinier avait en mains, et lui et Chaumart prirent possession du domaine auquel étaient attachés d’immenses droits de trafic de fourrures. M. de Chaumart ignorait tout à fait les procédés déloyaux de Marinier, et vu qu’il avait laissé son fils en France à ses études et n’avait que Maubèche comme jardinier, il retint les services de Pierre Nolet comme intendant. Celui-ci ne se plaignit pas d’avoir été dépossédé de son bien, croyant qu’il y avait de sa faute pour n’avoir pas rempli les formalités nécessaires pour conserver son bien, bien que, à la vérité, il eût fait sa déclaration et payé la dite prime de cinq mille livres. Mais déclaration et paiement de la prime n’avaient pas été consignés dans les registres de la province et ceux du Bureau Colonial de Paris. Au bout d’un an, Nolet, sans cesse maltraité par Marinier, abandonna sa charge d’intendant et prit celle de garde-chasse du domaine. Il alla habiter, sur les bords d’un profond ravin de la propriété, une humble maisonnette. Le jardinier, Maubèche, habitait une autre maisonnette du côté opposé du ravin et à l’abri d’un massif de chênes et de peupliers. Après la démission de Nolet, Marinier résolut de vendre sa part des droits du domaine à M. de Chaumart. Celui-ci accepta, content de devenir l’unique propriétaire, et Marinier déclara qu’il allait s’établir dans le commerce en France ou aux Indes.

« On était au printemps de 1741. Quelques jours avant son départ Marinier chassait la bécassine le long du ravin, quand il entendit un cri d’enfant retentir des profondeurs du ravin. Au fond de ce ravin coulait un torrent qui avait été grossi par des pluies récentes. Marinier se jeta dans la pente raide et fortement boisée. Il entendit un autre cri… Bientôt il était au bord du ravin et voyait une fillette qu’il crut reconnaître pour la petite Philomène, l’une des enfants de Nolet, rouler dans les eaux tumultueuses. Il se pencha et juste à temps saisit la fillette par sa robe et la retira de l’eau. Elle était évanouie. À ce moment, une idée lui vint : Marinier était un ancien repris de justice, et par crainte qu’en l’avenir ce nom ne lui causât quelque mésaventure, il résolut de prendre le nom de Verteuil, qu’avait abandonné Maubèche, et d’emmener la fillette avec lui comme un talisman qui le préserverait de soupçons dangereux ou d’accidents et de hasards. Le lendemain, en effet, il envoyait un message à M. de Chaumart pour le prévenir qu’il partait pour la France.

« Mais Marinier gagna la Nouvelle-France et Québec où il s’établit dans le commerce sous le nom de Monsieur de Verteuil, certain qu’il était que Maubèche ou Nolet ne le rejoindrait jamais. Mais ce que Marinier ne savait pas, c’est que la fillette qu’il avait sauvée du torrent fut celle de Maubèche au lieu de celle de Nolet, car toutes deux se ressemblaient étrangement, de même qu’elles portaient le même prénom… »

Pierre Nolet s’arrêta, là finissait la confession de Marinier.

Vautrin lui demanda :

Reconnaissez-vous que c’est la vérité ?

— Oui, répondit l’ancien mendiant.

— Et vous, Monsieur de Verteuil ? demanda encore Vautrin en s’adressant au nain.

— Oh ! monsieur, sourit le nain, vous pouvez encore m’appeler Maubèche… Philomène ne s’y oppose pas !

La jeune fille sourit à son père et à Vautrin qui se troubla. Mais le jeune homme retrouva de suite son calme apparent.

— Eh bien ! Maubèche, répéta Vautrin, est-ce la vérité qui est écrite sur ce papier ?

— Entière !

— Et moi, à mon tour, dit le jeune homme, je reconnais que c’est la vérité et qu’elle est conforme à la confession que m’a laissée mon père.

Se tournant vers Nolet, il ajouta :

— Monsieur, lorsque cette transaction qui vous dépossédait de votre bien se passa entre Marinier et mon père, comme vous le savez maintenant, j’étais au lycée en France. Je n’allai trouver mon père qu’à sa demande au moment où je terminais mes études de droit. Mon père se mourait. Marinier avait depuis longtemps disparu. Vous-même, Monsieur Nolet, ayant appris peu après la disparition de Marinier que vous aviez été triché par celui-ci, vous quittâtes la Louisiane pour vous mettre à la poursuite de l’escroc. Mon père, qui dans toute cette affaire avait été de