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Page:Lebel - Les amours de W Benjamin, 1931.djvu/10

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LES AMOURS DE W. BENJAMIN

fer près de laquelle se tenait un porte-clefs, gros et court, la face rubiconde et l’air guilleret.

À travers la grille on découvrait une petite salle toute nue, hormis deux banquettes usées et sales posées le long des murs de pierre, et dans cette salle se trouvaient une douzaine d’individus d’aspect divers, de nationalités différentes et de tous étages… de ces gens, enfin, pour lesquels tous les geôliers, porte-clefs, policiers, magistrats de tous pays et de tous temps semblent manifester une sorte de paternel attendrissement… c’est-à-dire des prisonniers ! Et dans cette salle Lebon fut poussé. C’est ainsi qu’on parque les bêtes dans les abattoirs…

Au gros porte-clefs souriant le policier fit cette recommandation :

— Gardez-moi ce gibier au fourneau pour vingt minutes !

— Vingt minutes de fourneau seulement ! se mit à rire le gros gardien. Mais il ne sera qu’à moitié rôti ! Et de son bon mot croyant avoir battu le policier, le gardien éclata d’un large rire qui fit sauter son ventre.

Mais comme tout bon policier ne se compte jamais pour battu, le nôtre de répliquer aussitôt :

— Soyez tranquille, père Thomas, on lui réserve une cuisson et un rôtissage bien en règle !

Et, très content qu’à sa boutade le père Thomas ne trouvât rien à répondre, le policier s’éloigna en adressant à lui-même de nombreuses félicitations.

Cependant, le colonel Conrad était revenu près de son oncle, l’ingénieur James Conrad.

— Mon oncle, annonça-t-il, Lebon va comparaître à la salle numéro Dix !

— Quand ? interrogea Conrad avec un air ennuyé,

— Dans une demi-heure environ.

— En ce cas, rendons-nous à cette salle où nous y serons peut-être mieux que dans cette cohue où nous sommes rudoyés à chaque instant.

Les deux hommes quittèrent le grand corridor. Ils passèrent devant la femme voilée et vêtue de noir qui n’avait pas bougé de sa place. Le colonel, la devinant jeune et jolie, lui décocha un regard entreprenant. Mais elle détourna les yeux avec un hochement de tête méprisant.

Un sourd ricanement courut sur les lèvres du colonel qui disparut à la suite de son oncle.

La femme se mit à les suivre. Fringer, à son tour, quitta son coin sombre et suivit Miss Jane. L’instant d’après, tous quatre se trouvaient mêlés à l’auditoire qui emplissait le tribunal.

L’affaire en voie de jugement, à ce moment, se résumait à une simple querelle de voisins. Les deux avocats chargés des intérêts respectifs de leur client plaidaient à qui mieux mieux. Puis le magistrat, très ennuyé de cette futilité, rendit jugement sans savoir au juste de quoi il s’agissait, et appela d’un accent de mauvaise humeur…

— Pierre Lebon !

Le greffier cria à son tour d’une voix formidable :

— Pierre Lebon !

Un huissier s’élança aussitôt suivi de près par le policier qui avait amené Lebon des quartiers généraux de la police à l’Hôtel de Ville. Dans la salle du tribunal s’opérait un bruyant remue-ménage. Des gens, contents ou mécontents, s’en allaient, et c’étaient ceux qui avaient été intéressés à « l’affaire des voisins ». D’autres survenaient, poussés par la curiosité d’assister à « l’affaire Lebon ». Des reporters s’installaient au banc des journalistes. Les avocats des « voisins » se retiraient en se chamaillant.

Les avocats de l’affaire qui allait suivre prenaient place.

Montjoie était là, examinant soigneusement ses armes, c’est-à-dire ses notes et le plaidoyer qu’il voulait formuler pour obtenir la liberté de Lebon, en faisant rejeter l’accusation comme stupide. De son côté, l’avocat de la Couronne, s’apprêtait à faire maintenir l’accusation et à demander l’emprisonnement du prévenu en attendant qu’il fût jeté comme une proie à la cour d’assises.

Dans l’auditoire, plus nombreux de minute en minute, le nom de Pierre Lebon circulait. On commentait de cette affaire le peu qu’on savait. Mais l’opinion paraissait favorable à l’inventeur.

Le magistrat — qu’on appelle plus souvent « Recorder », pour plaire, nul doute, à nos amis anglais — homme bien replet, tranquille, serin, essayait en fronçant d’épais sourcils à se donner une mine formidable en attendant l’apparition du prévenu.

Les minutes s’écoulèrent… Lebon ne venait pas.

Impatient, le juge fit un signe au greffier. Celui-ci comprit, se leva et sortit du tribunal.

Cinq minutes encore se passèrent, lorsque l’huissier, le policier et le greffier reparurent avec des mines de chats échaudés.

— Eh bien… ce Lebon ? interrogea durement le magistrat.

— Disparu !… répondirent d’un même voix bredouillante les trois serviteurs de la Justice.

À cette nouvelle, on serait porté à croire qu’il se serait produit un tonnerre d’exclamations et de trépignements. Non… rien de tel n’arriva. Un silence de mort pesa sur le tribunal, et tous les yeux demeurèrent comme figés sur l’huissier, le policier et le greffier qui, décontenancés, sans plus cet air gaillard qu’affecte cette sorte d’humains vis-à-vis du bon public, oui, l’huissier, le policier et le greffier avaient parfaitement la mine de trois criminels pris en flagrant délit.

Mais une éclatante rumeur s’élevait hors de la salle et dans le grand corridor, et cette rumeur mit fin au supplice de l’huissier et de ses deux confrères, car cette rumeur fit dévier l’attention du tribunal et de l’auditoire. Des cris mêlés de jurons retentissaient, des portes claquaient avec fracas, des pas précipités battaient les dalles du corridor, et vers ce corridor, où semblait s’agiter une épidémie anarchique, tout le tribunal, avocats, magistrat, greffiers, assistance, se rua pêle-mêle,

— Arrêtez-les !… rugissait le gros porte-clefs.

— Arrêtez !… arrêtez !… vociféraient des gens effarés sans même savoir qui l’on devait arrêter !

Et tout ce monde, comme saisi de folie furieuse, se précipita hors du Palais de Justice.