Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/105

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Violemment, d’une main crispée, Fougeraie me saisit par l’épaule et, se plantant en face de moi, il bégayait :

— Comprends-tu ? Pressens-tu la chose atroce qu’il me fallut accomplir ? Non, je vois que non. Réfléchis pourtant… Une fiancée qui meurt, soit, c’est un chagrin immense, une épreuve douloureuse… Cependant cela arrive, cela se produit couramment… Mais là, rappelle-toi, j’étais seul… seul dans un pays perdu… Pas un Village à l’horizon, pas un être humain alentour. Que faire ?

Oui, que faire ? Car, enfin, il fallait agir. Je ne pouvais pas quitter Madeleine et m’en aller chercher du secours, une carriole… Non… Il fallait… Oui, c’est cela, tu as compris, c’est cela que j’ai fait…

Ah ! quelle abomination ! Tu te représentes la chose, n’est-ce pas ? Je prends la morte dans mes bras, je l’assois bien commodément sur son siège, je la sangle à l’aide de cordes et de courroies, bien solidement afin qu’elle ne risque pas de tomber, et en avant les doux fiancés ! bon voyage, les amoureux !

Il riait d’un rire de fou, qui me torturait. Puis il reprit, me montrant du doigt la vision :

— Tu vois ça d’ici, hein ? Je n’ai pas besoin de te faire des phrases. La chose est devant tes yeux. Tu te rends bien compte que, sur le moment, mon chagrin, mon désespoir, rien n’existe. Il n’y a que cela, la chose. Ce n’est pas de la souffrance, non, c’est de l’horreur.

Ah ! cette morte que je pousse devant moi, cette morte dont je respire la mort, cette morte dont la mort est mêlée à un exercice de joie et de plein air qui signifie la vie en ce qu’elle a d’exaltant, d’amusant, de libre et d’heureux… Quelle ironie ! quel sacrilège ! Je n’essaye pas, n’est-ce pas, de te décrire mes sensations : tu les devines, c’est facile. Il en est une, cependant, plus effrayante : la tête remue !