Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/114

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L’essentiel était de l’emporter. Le meilleur homme de sport est celui qui fait n’importe quoi mieux que n’importe qui. Et Louis se croyait des droits supérieurs à mon affection lorsqu’il avait regardé le soleil bien en face plus longtemps que son frère, et de même, Gaston, quand il avait tenu plus longtemps dans sa main un morceau de charbon ardent.

Les chers enfants ! J’étais jeune alors, et entourée d’hommages. Mais auprès de personne je n’ai jamais ressenti une pareille impression de fraîcheur et de sincérité, C’étaient d’adorables amoureux. Leur cœur ne battait que pour moi. Ils ne pensaient qu’à moi. Ils ne semblaient vivre que grâce à moi.

Mon tort, que dis-je ! mon crime fut de me prêter trop complaisamment à cette passion. Je n’en vis que le divertissement et l’étrangeté, sans tenir compte de ce qu’ils pouvaient souffrir.

Et ils souffraient beaucoup, je l’ai su depuis. Leur rivalité s’était peu à peu changée en une haine violente, qu’ils me cachaient par bonté, mais qui les torturait, et les dressait l’un contre l’autre comme deux ennemis féroces. Ils souffraient de jalousie, et la jalousie de l’enfant est mille fois plus exclusive et plus soupçonneuse que celle de l’homme. La moindre faveur accordée à l’un exaspérait l’autre jusqu’à le rendre malade.

Et moi, je riais, aveugle et cruelle. J’assistais à leurs tournois. Je décernais des prix. J’attachais un flot de rubans au bras du vainqueur, sans comprendre que la pâleur du vaincu dissimulait le plus atroce désespoir.

Un jour, j’allai chez eux. La servante me dit qu’ils étaient partis prendre leur leçon d’escrime à la ville voisine, et partis, bien entendu chacun de son côté, car ils ne supportaient plus d’être ensemble.