Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/138

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À pesées égales et lentes, aisément et gravement, je montai la longue côte qui enlace la colline d’Avranches. Je pénétrai dans l’adorable jardin qui la domine. Ma récompense fut le spectacle merveilleux où s’érige le miracle du Mont-Saint-Michel.

Or, au bout d’un moment, je vis venir, de l’extrémité de la terrasse vers le banc de bois où j’étais assis ; un vieillard qui marchait, courbé en deux, à l’aide d’une béquille et d’une canne. Il lui fallut bien un quart d’heure pour franchir cet espace de quarante ou cinquante mères. Chaque pas était un effort que l’on devinait infini, et, tous les dix pas, il s’arrêtait, toussait, crachait et tremblait de tous ses membres.

Enfin il atteignit le but inaccessible, ce banc où chaque jour, sans doute, il chauffait au soleil sa lamentable carcasse, il l’atteignit et s’écroula à mes côtés. Nouvelle quinte de toux, nouveau tremblement. Puis le silence, l’immobilité : le vieillard dormait, et si profondément que j’avais l’impression d’un sommeil de mort.

La mer cependant étincelait dans le cadre harmonieux où l’enfermaient les rives du golfe, et mon rêve, errant sur la crête lumineuse des petites vagues où sur la voile lointaine des barques, revenait toujours se poser sur le roc prodigieux de l’Abbaye.

— C’est beau, n’est-ce pas ?

C’était mon voisin qui s’était réveillé et avait prononcé ces mots à mi-voix. Un instant, je vis, levés sur moi, ses yeux. Dans la face osseuse, couleur de terre, et crevassée de mille rides, ils me frappèrent par leur expression de vive intelligence. Puis il baissa la tête, du bout de sa canne essaya quelques raies sur le sable, et murmura :

— Oui, c’est très beau. Je n’y vois pas jusque-là, à peine si je distingue le parapet de la terrasse, mais je me souviens… C’est magnifique.