Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/184

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Au même moment un juron lui échappa, et il alla rouler sur l’herbe. J’éclatai de rire, mais l’autre m’avait rejoint. Je me courbai sur mon guidon et partis dans un élan. Au bout d’une minute, ayant tourné la tête, j’aperçus l’homme derrière moi, collé à ma roue.

Je ne suis pas peureux. J’en vaux un autre, comme force et comme souplesse, et je fus sur le point de descendre de machine et d’accepter le combat. Mais la crainte d’un arrêt brutal ou d’un saut, dangereux à la vitesse à laquelle nous marchions, m’en empêcha. D’ailleurs, j’avais un revolver dans la sacoche qui pendait à ma selle.

J’en avertis mon agresseur.

— Si ça l’amuse de me faire la chasse, à ton aise, mais si tu t’avises de monter à ma hauteur, je te brûle la cervelle. Tu es prévenu, mon garçon.

Il ne répondit point, mais la menace, quoique vaine, puisque je n’avais pas l’arme en main, fut salutaire, car il ne tenta point de me dépasser.

Dès lors son but était visible : il espérait me réduire par la fatigue. Et le calcul était juste, puisque, lui, pendant ce temps, se contentait de me suivre. J’activai l’allure pour connaître la mesure de sa résistance, au besoin pour le lâcher. J’échouai. Il resta dans le sillage de ma roue.

« Nous verrons bien », pensai-je, un peu énervé, inquiet malgré tout de sentir cet homme dans mon dos.

Et j’adoptai un train régulier, sévère, un train qu’il m’était facile, étant donné l’état de mon entraînement, de garder pendant deux heures, c’est-à-dire jusqu’à mon arrivée à Évrecy. D’ici là, mon bonhomme finirait bien par se lasser.

Et je roulai consciencieusement, mathématiquement, déployant comme des bielles d’acier les muscles solides de mes jambes. La machine fonctionnait à merveille. En vérité, cela ne manquait pas de charme, et il se passa une heure dont l’agrément se compliquait de l’étrangeté de la situation.