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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LE GAGNE-PAIN

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Dans ses Alpes, dans ses Pyrénées, la France a les routes les plus étranges et les plus audacieuses du monde. Creusées en plein roc, par-dessus les abîmes, elles vous donnent un vertige d’admiration. La Via Mala et le défilé du Schyn, que vante la Suisse, sont des curiosités de second ordre auprès de la route prodigieuse de la Montagne-Rouge, aux environs de Puget-Théniers, auprès de celle des Eaux-Chaudes, auprès de la fantastique vallée de la Bourne, dans le Dauphiné.

Mais le spectacle le plus inouï, le plus irréel, se trouve non loin de Grenoble, en un endroit que les touristes ne connaissent pas encore suffisamment : la vallée de la Vernaison. J’y allai l’autre été.

Je partis de Pont-en-Royans et remontai le cours du torrent. En deux heures de marche j’arrivais aux Grands-Goulets.

La route est au flanc du précipice, dans un étranglement de deux montagnes, si proches qu’avec une perche on peut toucher la paroi de la montagne opposée. À deux cents mètres, au fond du gouffre, bouilonne le torrent. À mille mètres, au-dessus, s’allongent des bandes de ciel bleu.

Et c’est, à travers d’étroits et interminables tunnels, sur des ponts de rêve, une promenade vertigineuse qui fait penser à des paysages d’enfer. On s’étonne que, de l’abîme, ne sortent pas des cris de damnés, des bouffées de valeur, des gerbes de flamme.

Or, entre deux de ces souterrains, j’aperçus un homme très pauvrement vêtu, une béquille sous le bras, et qui se penchait par-dessus le parapet, l’air attentif à quelque chose qu’il eût vu au fond du précipice.