Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/244

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Je regardai. Il n’y avait rien de particulier. Mais il s’approcha de moi en boitant et, du bout de sa béquille, il me désigna les rochers qui encombrent le torrent.

— Vous ne voyez pas ?… là… tout de suite contre l’éboulement ?

— En effet, m’écriai-je après un instant… C’est une roue, n’est-ce pas ? Et puis on dirait… oui… une carcasse d’automobile… mais dans quel état, mon Dieu ! elle est toute recouverte de vase et d’herbes. Depuis combien de temps est-elle là ?

— Quatre années.

— Un accident ?

— Oui, un accident effroyable, cinq personnes… Monsieur ne se rappelle pas ? toute la famille du comte de Saint-Girat… le comte, la comtesse et leurs trois filles…

— Je crois me souvenir… Et comment cela est-il arrivé ?

— On descendait trop vite. Le tournant est très court… On n’a pas pu le prendre.

J’eus un frisson. La chose horrible s’était produite là. Ah ! l’angoisse de ces quelques secondes ! la chute dans ce gouffre…

L’homme reprit :

— Ils ont tous été jetés par-dessus bord. À mon avis, ils sont morts tout de suite… il n’y a qu’une des jeunes filles, Mlle Gabrielle, dont les jupes s’accrochèrent à un tronc d’arbre… vous voyez… au-dessous du parapet… ce sapin… Ce qu’elle a crié, la malheureuse !… Je vivrais cent ans que j’entendrais toujours ses cris… le dernier surtout, quand la branche a cédé…

— Vous étiez donc là ?

— Dame, oui.

— Et vous n’avez pu la secourir ?

— Et ma jambe ? Ah ! c’est que monsieur ne saisit pas… Mais j’étais, moi aussi, dans la voiture… Seulement j’ai eu la chance… je suis tombé sur la route…

Je commençais à comprendre. Je lui demandai :