Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/245

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— Vous étiez dans la voiture, comme mécanicien ?

— Oui, je conduisais.

— Vous conduisiez ! Mais alors…

Il se couvrit le visage de ses deux mains. On aurait pu croire au mouvement de ses épaules qu’il sanglotait. Pourtant, quand il releva la tête, j’eus l’impression que c’était là une comédie habituelle, un geste mécanique. Il prononça, avec une humilité affectée :

— Oui, c’est de ma faute… ou plutôt non… il n’y avait pas plus prudent que moi, le comte le disait toujours… un si brave homme que M. le comte… je l’aimais bien… Mais voilà, à la Chapelle-en-Vercors, j’avais peut-être un peu trop bu… un ami rencontré à l’auberge… un litre, deux litres… le café… les petits verres… Je n’étais pas gris, mais la tête me tournait bien un peu, et je voyais la route comme dans du brouillard… Le premier tournant, ça va, le second aussi, mais au quatrième j’ai mal calculé… alors, n’est-ce pas…

Il débitait tout cela comme une leçon apprise, et de la voix la plus indifférente, sans même songer à ce qu’il disait. Je l’interrogeai :

— Et après ?

— J’ai passé trois mois à l’hôpital de Grenoble, et puis je suis venu ici…

— Ici, pourquoi ?

— Dame, pour vivre… Je ne pouvais plus travailler.

— Je ne vois pas…

— Eh bien, et l’accident, la catastrophe ? Elle a eu lieu ici… tout le monde le sait… Les voyageurs s’arrêtent… ceux qui ne s’arrêtent pas, je les préviens… Alors, n’est-ce pas ? les gens ont du cœur, ça leur fait quelque chose de voir le dernier survivant. Et puis je leur explique tout… je leur parle de cette pauvre famille, de Mlle Gabrielle, qui criait… ah ! ah ! Monsieur, si vous l’aviez entendue…