Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/456

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Un peu de pluie tombait par grosses gouttes rares et espacées. Le soleil brillait cependant. Nous traversâmes un large pont qui nous conduisit au seuil d’une forêt… Quelle chose bizarre ! tout ce qui précède les grands événements de notre existence reste vivant dans notre mémoire, comme si nous avions pressenti qu’un de ces événements était sur le point de se produire.

Nous marchions très vite. Madeleine dit :

— Tu n’avances pas.

— Comment ! mais je suis en quatrième.

— Alors c’est la voiture qui n’avance pas.

— Ma voiture. Il n’y en a pas beaucoup qui la dépasseraient.

Pourtant l’allure augmenta. Mais un pays plus accidenté s’offrit à nous. On monta et l’on descendit des côtes rudes. La route suivit un torrent dont les sinuosités déterminaient des virages brusques, et je remarquai que Paul les abordait plus brutalement que d’habitude, énervé sans doute par la présence de sa femme. Il eut même cette phrase inattendue :

— Mais parle donc ! Qu’est-ce que tu as à te taire ainsi ?

— Je me tais par ton ordre.

— Oui, mais ton silence à quelque chose de particulier qui m’agace aujourd’hui.

Elle ne répondit point. Des minutes s’écoulèrent. La gorge où nous roulions S’élargit soudain en une vallée molle et verdoyante. Notre route la traversait, d’un jet précis. À droite et à gauche, deux rangs de peupliers dressaient un double rempart, Paul s’élança de nouveau.

Une charrette nous croisa, puis une autre, puis un Paysan à cheval… Madeleine se tourna franchement vers moi, et sans mot dire me regarda, oh ! de quels yeux profonds, de quels yeux étranges !

Puis tout à coup elle s’abattit sur son