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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LA GRÂCE

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Mes patins sous le bras, je sortis de la gare et descendis la rue qui conduit au lac.

Rien ne me soulève, rien ne m’exalte comme le retour de cette joie trop rare. Que les conditions de la température ne permettent au fervent de la bicyclette ou de l’automobile de rouler qu’à des intervalles de trois ou quatre ans, et pendant peu de jours, quelle ivresse sera la sienne au matin de ce premier jour, quand le convieront les routes enfin libérées et l’espace grand ouvert ! C’est l’ivresse de celui qui va, en en sentant la volupté divine, vers les plaines et vers les chemins de glace. Et je ne suis pas étonné que ma vie se soit fixée en l’une de ces minutes d’allégresse et d’effervescence.

Mais Édith ne m’eût-elle pas conquis à tout autre moment et dans tout autre décor moins admirable que ce décor magnifique du lac d’Enghien ?

Dès l’abord je distinguai, parmi les silhouettes hésitantes et ridicules, cette forme adorable qui me sembla du premier coup la forme humaine de la grâce. Voilée d’une épaisse dentelle blanche, vêtue d’une jupe en drap gris d’argent et d’un court boléro de chinchilla qui dégageait la ligne onduleuse de sa taille, elle évoluait en mouvements si légers et si naturels, qu’elle faisait penser à tout ce qui se meut au monde sans efforts et sans même une apparence de volonté.