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déshonorait et lui valait d’être jugé comme s’il eût eu de vils instincts. Parce qu’il avait un nom de ladre, on le taxait de ladrerie. Ah ! ce nom, comme il en souffrait ! On ne se gausse pas de M. Renard, ni de MM. Mouton, Poule, Lion, Poisson. Pourquoi baffoue-t-on M. Chien ?

Il se sentait la proie d’une absurde fatalité. D’autres sont marqués, dès leur naissance, d’une laideur surnaturelle ou de quelque infirmité qui dominent toute leur vie. Pour le monde, avant d’être méchant ou sournois ou menteur, le bossu est bossu et l’aveugle est aveugle. Lui, un mot le flétrissait. Une mystérieuse syllabe l’enserrait dans les cinq griffes de ses lettres. Qu’il fût bon, loyal, charitable, peu importait ! Il était chien.

Un tel martyre usa son courage. L’existence ne lui offrait qu’opprobre et injustice. Il s’en délivrerait.

— Mais, au moins, se dit-il, que ma mémoire soit réhabilitée !

Il vendit sa briqueterie, fonda des œuvres de bienfaisance, entretint des familles indigentes, démolit sa maison, joua et se ruina.

Puis, un matin d’hiver, on le trouva sur la grand’route, mort de faim et de froid.

Quand on parle de lui à Caudebec, les habitants s’écrient :

— Abraham Chien ? Il est devenu fou, il a dilapidé sa fortune et il a crevé sur un fossé.

— Comme un chien, ricanent les gens d’esprit.