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donc de lui barrer la route, tout de suite, sans perdre de temps. L’idée que cette jeune fille si délicieusement jolie et qui, si jeune, ne pouvait être entièrement pervertie, et ne saurait sans doute pas se défendre, pût devenir la proie du Russe, cette idée était insupportable à Gérard. Il voulait avant tout, la sauver de Baratof et lui rendre sa fortune. Et par là même, il aurait le très grand plaisir de la voir, et de juger si elle était aussi belle qu’elle le paraissait.

Gérard au matin du 8 mai arrivait à Paris. Il avait retenu une chambre dans la Pension Russe, vaste maison située au fond d’Auteuil et que tenait un émigré auquel il avait, en Russie, rendu d’importants services, et qui lui gardait une solide reconnaissance.

Un télégramme lui fut délivré, daté de Londres, et signé Baratof. Baratof annonçait qu’il serait à Paris l’après-midi même, venant par avion, qu’il arriverait soit à quatre heures, soit à sept heures, et qu’il attendrait Gérard au Nouveau-Palace.

Gérard en hâte fit sa toilette, consulta un annuaire mondain et celui des téléphones, déjeuna vite, et sortit dès le début de l’après-midi.

Il passa d’abord au Nouveau-Palace. Il se défiait de Baratof : celui-ci débarquerait peut-être plus tôt qu’il ne l’avait dit, pour pouvoir agir sans contrôle. Mais non, le Russe n’était pas là…

Gérard, alors gagna la place du Trocadéro et passa devant la maison habitée par Mme  Destol et Nelly-Rose. Il était décidé à ne pas entrer et à ne demander au concierge aucun renseignement. Il voulait seulement voir l’endroit où vivait la jeune fille…

Il se rendit ensuite, derrière le Champ-de-Mars, à la Maison des laboratoires. Là, il interrogea le concierge qui le renseigna. Oui, Mlle  Destol était venue travailler. Cette petite auto, arrêtée au bord du trottoir, c’était sa voiture.

Gérard s’éloigna de quelques pas et traversa la rue. Il regarda sa montre : deux heures quarante. Il voulait retourner au Nouveau-Palace à quatre heures puisque Baratof serait peut-être alors arrivé. Une heure restait…

Gérard, sans projet fixe, sans plan précis, sans même savoir si Nelly-Rose allait sortir, à tout hasard, sur le trottoir, attendit…



Deuxième partie

I

Chèque touché, engagement pris


Les événements importants de notre vie se préparent toujours au milieu d’une atmosphère qui semble s’alourdir, où nous éprouvons par instants comme une gêne confuse et une inquiétude qui ne s’explique pas. Une prescience vague, semblable aux prémonitions télépathiques, nous chuchote ses avertissements. Rien ne s’est produit encore, mais nous avons la notion que quelque chose va se produire et dans le mystère du subconscient nous attendons…

C’étaient là de ces pressentiments auxquels une nature comme Nelly-Rose, aussi vigoureuse et aussi saine, n’offrait que peu de prise. Et de fait, la jeune fille ne se croyait aucun sujet valable de soucis. Elle ne pensait plus et ne voulait plus penser aux révélations que Valnais lui avait faites touchant la ruine de Mme  Destol, et comme celle-ci ne parlait de rien et continuait avec insouciance sa vie mondaine, Nelly-Rose croyait que Valnais, pour imposer son amour, avait sans doute exagéré.

De même, elle oubliait d’autant plus aisément l’incident de la séance des Laboratoires, et son imprudente proposition, que tout cela n’avait eu aucune suite fâcheuse et que nul journal, à la connaissance de Nelly-Rose, ne l’avait mentionné. Mais, malgré tout, la jeune fille éprouvait sourdement l’impression de ne pas se trouver tout à fait dans un état normal ; il lui arrivait d’être distraite ; par moment elle n’avait plus la même faculté d’application à son travail ; d’inexplicables anxiétés l’assaillaient sans motif apparent, troublant son équilibre nerveux si admirable jusqu’alors.