Page:Leblanc - De minuit à sept heures, paru dans Le Journal, 1931.djvu/91

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voulait surtout protéger l’homme qui, autrefois, lui avait sauvé la vie. Barrant toujours le passage à Mme Destol, et sans lui répondre, il dit aux cinq Russes :

— Et vous autres, qu’est-ce que vous faites là ?

— Nous guidons madame, dit le maigre.

— Ah ! vraiment ? Eh bien ! c’est pas la peine et vous pouvez filer. Madame, continua Yégor en s’adressant à Mme Destol, il est inutile que vous montiez. M. Gérard, qui est un de mes clients occasionnels, a bien sa chambre ici, mais il n’y est pas. Lui et la jeune dame n’y sont pas restés cinq minutes. Je les ai rencontrés comme ils ressortaient. Ils ont quitté la maison, et je les ai vus monter dans l’auto qui les avait amenés.

— Mon Dieu, gémit Mme Destol qui, pas une seconde, ne douta de la parole du patron.

— Allons, vous autres, reprit celui-ci en s’adressant aux cinq Russes, je vous ai déjà dit de filer. Vous n’avez rien à faire ici.

Il avait parlé avec autorité. Ils avaient tous besoin de lui, et ne voulaient pas le mécontenter. Ils s’éloignèrent en grommelant vers le hall où les lumières commençaient à s’éteindre.

Mme Destol resta un moment silencieuse. Sa surexcitation était tombée d’un seul coup. La détresse et le découragement l’accablaient de nouveau.

— Que faire ? murmura-t-elle. Nelly-Rose… ma petite… où est-elle ? Mon Dieu ! que faire ?

— Il n’y a qu’à nous en aller, dit Valnais.

Il était accablé, lui aussi, à bout de forces, mais il était aussi confusément soulagé de quitter cet hôtel où, un moment, il avait redouté d’être mêlé à une bataille.

Il prit le bras de Mme Destol et la ramena vers leur auto. Le patron les suivit jusqu’à la porte.

— Rentrons à la maison, elle y sera peut-être, dit Mme Destol, ressaisie d’un léger espoir.

L’aube naissait, une aube nuageuse, aigre, presque glaciale, d’un début de mai. À sa clarté blanche, tous deux, brisés par la fatigue et par l’insomnie, apparaissaient défaits et blêmes.

— Nous aurions peut-être mieux fait de nous faire accompagner par la police, dit Valnais dans l’auto, après un moment de silence.

— Pourquoi cela ? La police n’aurait rien trouvé de plus que nous, puisque ce misérable a emmené ailleurs ma pauvre enfant ? Ah ! Valnais, mon ami, quelles angoisses !… Que n’avez-vous épousé plus tôt Nelly-Rose ! Cette horrible histoire nous aurait été épargnée !… Ma pauvre petite, avec cet homme ! Ah ! je veux espérer encore… Réfléchissons. De minuit à deux heures, ils sont chez Nelly-Rose… Là, rien de grave… Ils viennent ensuite à cette fête… une foule… rien encore… Alors, si à présent nous retrouvons Nelly-Rose à la maison… Vous voyez, Valnais…

— Oui, mais si nous ne la retrouvons pas ?… Et, tout de même, elle aura passé la moitié de la nuit seule avec cet homme… contre qui elle se serrait… comme contre un amoureux… dit lamentablement Valnais, qui, malgré son amour pour la jeune fille, ou plutôt à cause de cet amour, commençait à trouver que l’indépendance et l’imprudence de Nelly-Rose avaient des suites bien fâcheuses pour un futur époux.

— Écoutez, reprit Mme Destol, quand nous allons la retrouver, nous ne lui parlerons de rien… Elle apprendra assez tôt… C’est convenu, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Valnais morne.

Place du Trocadéro, une horrible déception les attendait. Nelly-Rose n’était pas rentrée. Sa chambre, son boudoir étaient vides.

— C’est affreux, gémit Mme Destol, qui, à cette nouvelle déception, dans une détente nerveuse, éclata en sanglots.

— C’est affreux, gémit en écho Valnais en se laissant tomber sur le divan.