Page:Leblanc - Dorothée, danseuse de corde, paru dans Le Journal, 1923.djvu/51

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semblaient les cinq doigts d’une main. À gauche, l’embouchure de la Vilaine.

Pour les enfants, c’était le terme de l’expédition. On se restaura dans une pièce à demi obscure, munie d’un comptoir de zinc et qui servait de café. Puis, tandis que Castor et Pollux s’occupaient de Pie-Borgne, Dorothée interrogea, sur les ruines de La Roche-Périac, la veuve Amouroux, grosse paysanne réjouie et bavarde qui s’écria aussitôt :

— Ah ! vous y allez aussi, ma jolie demoiselle ?

— Je ne suis donc pas la première ? demanda Dorothée.

— Ma foi non. Il y a déjà un vieux monsieur et sa dame. Le vieux monsieur, je l’ai déjà vu d’autres années. Une fois il a couché ici. C’est un de ceux qui cherchent.

— Qui cherchent quoi ?

— Sait-on ! Un trésor, qu’on dit. Ceux du pays n’y croient pas. Mais il vient des gens de très loin, qui fouillent les bois et qui soulèvent les pierres.

— C’est donc permis ?

— Pourquoi pas ? L’île de Périac — je dis l’île, parce qu’à marée haute, le chemin est recouvert — appartient à des moines dont le couvent est à Sarzeau, deux lieues plus loin. Il paraît même qu’ils vendraient bien les ruines et toutes les terres. Seulement qui voudrait de ça ? Rien que de l’inculte, du sauvage.

— Il y a une autre route que celle-ci ?

— Oui, un chemin pierreux, qui part de la falaise, et qui rejoint la route de Vannes. Mais, je vous le dis, ma jolie demoiselle, c’est un pays perdu, abandonné. Je ne vois pas dix voyageurs par an. Quelques bergers, voilà tout.

Enfin à dix heures, l’installation faite, et malgré les supplications de Saint-Quentin qui eût voulu l’accompagner, et à qui elle confia les enfants, Dorothée, vêtue de sa plus belle robe et parée de son fichu le plus éclatant, se mit en campagne.

La grande journée débutait. Journée de triomphe ou de déception ? De ténèbres ou de clarté ? Quoi qu’il en fût, pour une femme comme Dorothée, d’esprit toujours en éveil et d’une sensibilité frémissante, la minute était délicieuse. Son imagination créait un palais fantastique, animé de mille fenêtres ouvertes, peuplé de bons et de mauvais génies, de princes charmants et de fées bienfaisantes.

Une brise légère soufflait de la mer, et mêlait sa fraîcheur aux rayons du soleil. À mesure qu’elle avançait, Dorothée voyait plus distinctement les contours déchiquetés des cinq promontoires et de la presqu’île où ils prenaient racine dans un fouillis d’arbres et de roches verdâtres. La silhouette efflanquée d’une tour à moitié démolie dominait le faîte des arbres, et l’on distinguait aussi çà et là la pierre grise d’une ruine.

Mais la pente devint plus raide. La route de Vannes s’embrancha sur la côte qui dévalait aux creux de la falaise, et Dorothée vit que la mer, très haute à ce moment, venait presque baigner le pied de cette falaise, recouvrant d’une eau calme et peu profonde l’amorce de la presqu’île.

Tout en haut se tenaient, debout, le vieux monsieur et la dame que la veuve Amouroux avait signalés. Dorothée fut stupéfaite de reconnaître le grand-père de Raoul Davernoie et son ancienne amie Juliette Assire.

Le vieux baron ! Juliette Assire ! Comment avaient-ils pu s’en aller du Manoir, échapper à Raoul, voyager, et parvenir au seuil des ruines ?

Elle arriva près d’eux sans qu’ils parussent même remarquer sa présence. Ils avaient des yeux vagues, dont le regard contemplait avec étonnement cette nappe d’eau qui entravait leur marche.

Dorothée en fut tout attendrie. Deux siècles d’espoirs et de chimères avaient légué au vieux baron des ordres si formels qu’ils survivaient à la mort de sa pensée. Il était venu ici de très loin, malgré des fatigues terribles et des efforts surhumains pour atteindre le but, à tâtons, dans l’ombre, et accompagné d’une autre créature, démente comme lui. Et voilà que l’un et l’autre s’arrêtaient devant un peu d’eau comme devant un obstacle infranchissable.

Elle lui dit doucement :

— Voulez-vous me suivre ? Ce n’est rien à traverser.

Il l’observa en hochant la tête et ne répondit pas. La femme aussi garda le silence. Ni elle ni lui ne pouvaient comprendre. Plutôt que des êtres vivants, c’étaient des automates, animés d’une volonté qui était en dehors d’eux. Ils étaient venus, sans savoir, ils s’arrêtaient et ils repartiraient sans savoir.

L’heure pressait ; Dorothée n’insista pas. Elle releva sa jupe et l’épingla entre ses jambes. Elle défit ses souliers et ses bas, et elle entra dans l’eau, qui était si peu profonde que ses genoux ne furent pas mouillés.