Page:Leblanc - Dorothée, danseuse de corde, paru dans Le Journal, 1923.djvu/52

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Quand elle parvint à l’autre rive, le vieux couple n’avait pas bougé et regardait toujours d’un air ahuri l’obstacle imprévu. Malgré elle, compatissante et souriante, Dorothée leur tendit les bras. Le vieux baron hocha la tête de nouveau. Juliette Assire ne remuait pas plus qu’une statue.

— Adieu, fit Dorothée, presque heureuse de leur inaction, et d’être seule à tenter l’entreprise.

L’accès de la presqu’île de Périac se trouve étranglé par deux marais, réputés fort dangereux, selon la veuve Amouroux, et entre lesquels une étroite bande de terrain porte l’unique sentier. Ce sentier, qui est à même le roc, escalade ensuite un ravin boisé, qu’un vieil écriteau de bois désignait comme le Mauvais Pas, et débouche sur un plateau couvert d’ajoncs et de bruyères. Au bout de vingt minutes, Dorothée franchit les quelques débris de mur qui marquaient l’ancienne enceinte du château.

Elle ralentit. À chaque pas en avant, il lui semblait pénétrer dans un domaine de plus en plus mystérieux, où le temps avait accumulé plus de silence et plus de solitude. Les arbres se serraient davantage les uns contre les autres. L’ombre des fourrés était si dense qu’aucune fleur n’y poussait. Qui donc avait vécu là jadis, construit ces murs et planté ces arbres dont quelques-uns étaient d’essence précieuse et d’origine étrangère ?

Le chemin se divisa en trois sentiers, sentiers de chèvres, où l’on devait quelquefois marcher en se courbant sous les frondaisons basses. Au hasard, elle choisit celui du milieu, et traversa une série d’enclos délimités par de petits murs de pierres sèches. Des assises de bâtiments se voyaient sous les lourdes draperies de lierre.

Elle ne douta pas que le but ne fût très proche, et son émoi fut si grand qu’elle dut s’asseoir, comme un pèlerin qui arriverait en vue du lieu sacré vers lequel il avance depuis le début de sa vie.

Et au fond d’elle-même, elle se posait cette question :

— Si je me suis trompée ? Si tout cela ne signifie rien ? Oui, dans le petit sachet de cuir que j’ai mis dans ma poche, il y a une médaille avec le nom d’un château, le chiffre d’une année, et la date d’un jour. Et voici l’emplacement de ce château, et nous sommes à la date fixée, mais, tout de même, qu’est-ce qui me prouve que tous mes raisonnements soient justes et qu’il va se passer quelque chose ? Cent cinquante ou deux cents ans, c’est interminable, et que d’événements ont pu balayer les combinaisons que j’ai cru entrevoir !

Elle se leva. Pas à pas et très lentement, elle avança. Un dessin de briques entrecroisées revêtait le sol. Un portail isolé, tout nu, ouvrait son arche très haute. Dorothée passa et, aussitôt, dans le fond d’une cour plus large, elle aperçut — et elle n’aperçut que cela — le cadran d’une horloge.

À ce moment sa montre marquait onze heures et demie, et il n’y avait personne dans les ruines.

Et vraiment, il semblait qu’il ne pût jamais y avoir personne en ce coin de monde perdu, où ne devaient s’aventurer que des voyageurs ignorants ou des bergers en quête d’herbe grasse pour leurs troupeaux. Plutôt que des ruines, en effet, c’étaient des vestiges de ruines, enveloppés de lierre et de ronces. Ici un porche, là une voûte, plus loin le manteau d’une cheminée, plus loin encore, le squelette d’un pavillon.

Seuls témoins vénérables du temps où il y avait une demeure précédée d’une cour, flanquée de communs, et entourée d’un parc, seuls se dressaient plus loin, en groupes ou par tronçons d’avenues, de beaux vieux arbres, des chênes surtout, largement épanouis, vénérables et majestueux.

Sur l’un des côtés de la cour, dont on voyait la forme au dessin des constructions écroulées, un pan de façade intact, adossé à un monticule de ruines, portait, à la hauteur d’un premier étage très bas, cette horloge qui avait échappé par miracle aux ravages des hommes.

Les deux grandes aiguilles allongeaient leurs flèches couleur de rouille. La plupart des heures, inscrites contre l’habitude en chiffres romains, étaient effacées. De la mousse et des pariétaires poussaient entre les pierres disjointes du cadran. Tout au fond, sous l’auvent d’une petite niche ar-