Page:Leblanc - Dorothée, danseuse de corde, paru dans Le Journal, 1923.djvu/53

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rondie, une cloche attendait le choc du marteau.

Horloge morte, dont le cœur avait cessé de battre. Dorothée eut l’impression que le temps s’était arrêté là depuis des siècles, suspendu à ces aiguilles immobiles, à ce marteau qui ne frappait plus, à cette cloche muette au creux de son abri. Cependant elle avisa au-dessous, sur une plaque de marbre, certains caractères à peine lisibles, et, gravissant un tas de pierres, elle put déchiffrer ces mots : In robore fortuna !

In robore fortuna ! La belle et noble devise que l’on retrouvait partout, à Roborey, au Manoir, au château de La Roche-Périac, et sur la médaille ! Dorothée avait donc raison ! L’ordre donné par la médaille était donc valable ? Et c’était bien un rendez-vous auquel on était convié, à travers le temps et l’espace, devant cette horloge morte ?

Elle se domina et dit en riant :

— Un rendez-vous auquel je viendrai seule.

Si ardente que fût sa conviction, elle ne croyait guère à l’arrivée de ceux qui, comme elle, avaient été convoqués. La série formidable de hasards grâce auxquels, peu à peu, elle était parvenue au cœur même de l’aventure énigmatique, ne pouvait être logiquement renouvelée en faveur d’un autre privilégié. La chaîne des traditions avait dû s’interrompre dans les autres familles, ou bien aboutir à des fragments de vérité, comme le prouvaient les exemples du chemineau et de l’ouvrière.

— Personne ne viendra, répéta-t-elle. Il est onze heures trente-cinq. Par conséquent…

Elle n’acheva pas. Un bruit venait du côté de la terre, un bruit assez proche, qui ne se confondait avec aucun de ceux que produisent les vagues de la mer ou l’effort du vent. Elle écouta. Cela retentissait avec un rythme égal et de plus en plus distinct.

— Quelque paysan… quelque bûcheron, pensa-t-elle.

Non, c’était autre chose. Elle s’en rendit compte à mesure que l’on avançait… c’était le pas lent et cadencé d’un cheval dont les sabots heurtaient le sol plus dur du sentier. Dorothée en suivait la marche progressive au milieu des enclos du vieux domaine, puis sur les briques entre-croisées. Un claquement de langue résonnait parfois, encouragement du cavalier à sa monture.

Les yeux fixés sur l’arche béante, Dorothée attendait avec une petite fièvre de curiosité.

Et, soudain, le cavalier apparut. Bizarre cavalier qui semblait si grand sur son cheval si menu, que l’on eût cru plutôt qu’il avançait avec l’aide de ses longues jambes pendantes, et que le menu cheval était porté par lui comme un jouet d’enfant. Son costume à carreaux, sa culotte courte, ses gros bas de laine, son visage rasé, la pipe qu’il tenait à ses lèvres, son flegme, tout indiquait sa nationalité anglaise.

Avisant Dorothée, il fit, en lui-même, et sans avoir l’air surpris :

— Aoh !

Et il eût continué sa route si la vue de l’horloge ne l’eût frappé. Il tira sur la bride :

Stop, boy ! Stop !

Pour descendre, il n’eut guère qu’à se hausser sur la pointe des pieds tandis que le menu cheval glissait sous lui. Il noua la bride autour d’une racine, consulta sa montre, et vint prendre place non loin de l’horloge, exactement comme s’il se fût mis en faction.

— Voilà un monsieur qui n’est pas bavard, pensa Dorothée. Un Anglais, pour sûr…

Elle se rendit bien compte, au bout d’un instant, qu’il la regardait, mais comme on regarde une femme que l’on trouve jolie, et non pas quelqu’un avec qui les circonstances exigeraient que l’on causât.

Sa pipe étant éteinte, il la ralluma, et ils restèrent ainsi trois ou quatre minutes, l’un près de l’autre, gravement et sans bouger. La brise poussait vers elle la fumée de la pipe.

— C’est trop bête, se dit Dorothée, car enfin, quoi, ce gentleman taciturne et moi, il est tout à fait probable, que nous avons rendez-vous. Ma foi, tant pis, je me présente… Sous quel nom ?

Cette question la jeta dans un cruel embarras. Devait-elle se faire connaître comme princesse d’Argonne ou comme Dorothée, danseuse de corde ? La solennité des circonstances justifiait une présentation cérémonieuse et l’énoncé du titre. Mais, d’autre part, le costume bariolé et la jupe très courte exigeaient moins de pompe. Décidément « danseuse de corde » suffisait.

Toutes ces réflexions, dont elle sentait elle-même le comique, avaient amené sur son visage un sourire que le jeune homme remarqua.