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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/39

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Qu’avait-elle découvert ? Que se préparait-il dans l’ombre ?

La peur envahissait Paul. Il se souvenait qu’à deux heures du matin, le jeudi, le premier coup de canon avait tonné au-dessus de Corvigny, et c’est le cœur étreint qu’il lut sur la seconde partie de la page :

Onze heures du soir.

« Je me suis relevée et j’ai ouvert ma fenêtre. De tous côtes il y a des aboiements de chiens. Ils se répondent, s’arrêtent, semblent écouter, et recommencent à hurler comme jamais je ne les avais entendus. Quand ils se taisent, le silence devient impressionnant et alors j’écoute à mon tour afin de surprendre les bruits indistincts qui les tiennent éveillés.

« Et il me semble, à moi aussi, qu’ils existent, ces bruits. C’est autre chose que le froissement des feuilles. Cela n’a aucun rapport avec ce qui anime d’ordinaire le grand calme des nuits. Cela vient de je ne sais pas où, et mon impression est si forte à la fois et si confuse, que je me demande, en même temps, si je ne m’attarde pas à noter les battements de mon cœur ou bien si je ne devine pas le bruit de toute une armée en marche.

« Allons ! je suis folle. Une armée en marche ! Et nos avant-postes à la frontière ? Et nos sentinelles autour du château ?… Il y aurait bataille, échange de coups de fusil… »

Une heure du matin.

« Je n’ai pas bougé de la fenêtre. Les chiens n’aboyaient plus. Tout dormait. Et voilà que j’ai vu quelqu’un qui sortait d’entre les arbres et qui traversait la pelouse. J’aurais pu croire que c’était un de nos soldats. Mais, lorsque cette ombre passa sous ma fenêtre, il y avait assez de lumière dans le ciel pour me permettre de distinguer une silhouette de femme. Je pensai à Rosalie. Mais non, la silhouette était haute, l’allure légère et rapide.

« Je fus sur le point de réveiller Jérôme et de donner l’alarme. Je ne l’ai pas fait. L’ombre s’était évanouie du côté de la terrasse. Et tout à coup, il y eut un cri d’oiseau qui me parut étrange… Et puis une lueur qui fusa dans le ciel, comme une étoile filante jaillissant de la terre même.

« Et puis, plus rien. Encore le silence, l’immobilité des choses. Plus rien. Et cependant, depuis, je n’ose pas me coucher. J’ai peur, sans savoir de quoi. Tous les périls surgissent de tous les coins de l’horizon. Ils s’avancent, me cernent, m’emprisonnent, m’étouffent, m’écrasent. Je ne puis plus respirer. J’ai peur… j’ai peur… »


IX

Fils d’empereur


Paul serrait entre ses mains crispées le lamentable journal auquel Elisabeth avait confié ses angoisses.

« Ah ! la malheureuse, pensa-t-il, comme elle a dû souffrir ! Et ce n’est encore que le début du chemin qui la conduisait à la mort… »

Il redoutait d’aller plus avant. Les heures du supplice approchaient pour Elisabeth, menaçantes et implacables, et il aurait voulu lui crier :

« Mais, va-t’en ! N’affronte pas le destin ! J’oublie le passé. Je t’aime. »

Trop tard ! C’était lui-même, par sa cruauté, qui l’avait conduite au supplice et il devait, jusqu’au bout, assister à toutes les étapes du calvaire dont il connaissait l’étape suprême et terrifiante.

Brusquement, il tourna les feuillets.

Il y avait d’abord trois pages blanches, celles qui portaient les dates du 20, du 21 et du 22 août… journées de bouleversement durant lesquelles elle n’avait pas pu écrire. Les pages du 23 et 24 manquaient. Celles-là, sans doute, relataient les événements et contenaient des révélations sur l’inexplicable invasion.

Le journal recommençait au milieu d’une feuille déchirée, la feuille du mardi 25.

«… Oui, Rosalie, je me sens tout à fait bien et je vous remercie de la façon dont vous m’avez soignée.

« – Alors, plus de fièvre ?

« – Non, Rosalie, c’est fini.

« – Madame me disait déjà cela hier et la fièvre est revenue… peut-être à cause de cette visite… Mais cette visite n’aura pas lieu aujourd’hui… Demain seulement… J’ai reçu l’ordre d’avertir Madame… Demain à cinq heures…

« Je n’ai pas répondu. À quoi bon se révolter ? Aucune des paroles humiliantes que je devrai entendre ne me fera plus de mal que ce qui est là sous mes yeux : la pelouse envahie des chevaux au piquet, des camions et des caissons dans les allées, la moitié des arbres abattus, des officiers vautrés sur le gazon, qui boivent et qui chantent, et, juste en face de moi, accroché au balcon même de ma fenêtre, un drapeau allemand. Ah ! les misérables !

« Je ferme les yeux pour ne pas voir. Et c’est plus horrible encore… Ah ! le souvenir de cette nuit… et ce matin, quand le soleil s’est levé, la vision de tous ces cadavres. Il y avait de ces malheureux qui vivaient encore et autour desquels les monstres dansaient, et je percevais les cris des agonisants qui suppliaient qu’on les achevât.

« Et puis… et puis… Mais je ne veux plus y penser et ne plus penser à rien de ce qui peut détruire mon courage et mon espoir.

« Paul, c’est en songeant à toi que j’écris ce journal. Quelque chose me dit que tu le liras, s’il m’arrive malheur, et il faut alors que j’aie la force de le continuer et de te mettre chaque jour au courant. Peut-être comprends-tu déjà, d’après mon récit, ce qui me paraît, à moi, encore bien obscur. Quel