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qui semblaient jusqu’ici établis sur la conquête amoureuse de la jeune fille, étaient-ils changés au point de comporter sa mort ?

La mèche brûlait. Le petit serpent de feu cheminait vers le but, selon la ligne impitoyable dont rien ne le ferait dévier. Là-haut, Arlette, évanouie, impuissante en tout cas, était condamnée. Elle ne se réveillerait qu’aux premières flammes.

— Encore sept minutes, encore six minutes… pensait d’Enneris avec épouvante.

À peine s’il avait réussi à relâcher un peu ses liens. Cependant son bâillon tomba. Il aurait pu crier. Il aurait pu appeler Arlette et lui dire toute la douceur des sentiments qui le portaient vers elle, tout ce qu’il y avait de frais et de spontané dans cet amour qu’il ignorait et dont il n’avait la conscience profonde qu’à l’instant où tout s’effondrait autour de lui. Mais à quoi bon des paroles ? À quoi bon, si elle dormait, lui apprendre l’affreuse menace et la réalité toute proche ?

Et puis non, il ne voulait pas perdre confiance. Des miracles se produisent quand il le faut. Que de fois déjà, traqué de toutes parts, inerte, condamné sans rémission, avait-il été secouru par quelque hasard prodigieux ! Or trois minutes restaient. Peut-être les mesures prises par le vieillard se révéleraient-elles insuffisantes ? Peut-être la mèche s’éteindrait-elle en montant le long de ce bidon de métal auquel déjà elle touchait ?

De toutes ses forces, il se raidit contre les nœuds qui le torturaient. Après tout, elle était là, sa ressource dernière, dans la vigueur surhumaine de ses bras et de son thorax. Les cordes n’allaient-elles pas éclater ? Le miracle ne viendrait-il pas de lui-même, d’Enneris ?

Il vint d’un autre côté, et d’un autre côté que Jean ne pouvait certes pas prévoir. Des pas précipités retentirent soudain dans l’allée, et une voix proféra :

— Arlette ! Arlette !

L’intonation était celle de quelqu’un qui arrive au secours, et qui donne du courage en annonçant la délivrance immédiate. La porte fut ébranlée. Comme on ne pouvait pas l’ouvrir, on la frappa à coups de pied, à coups de poing. Une planche s’abattit, laissant un orifice par où passer la main à hauteur de la serrure.

D’Enneris, voyant un bras qui s’agitait, cria :

— Inutile ! Poussez ! La serrure ne tient pas ! Hâtez-vous !

De fait, la serrure sauta. La porte fut à moitié démolie. Quelqu’un fit irruption dans l’atelier. C’était Antoine Fagerault.

D’un coup d’œil, il vit le péril et bondit sur le bidon qu’il écarta du pied au moment où la partie enflammée attaquait le bord supérieur. Il écrasa la flamme sous son talon, puis, par prudence, dispersa les autres bidons qui formaient le tas central.

Jean d’Enneris avait redoublé d’efforts pour se libérer. Il ne voulait pas devoir le fait matériel de sa libération à Fagerault, et que cet homme se penchât et fît le geste de couper ses liens. Tout de même, lorsque Fagerault vint vers lui et murmura : « Ah ! c’est vous ? » Jean, débarrassé de ses entraves, ne put s’empêcher de dire :

— Je vous remercie. Quelques secondes de plus et ça y était.

— Arlette ? demanda l’autre.

— En haut.

— Vivante ?

— Oui.

Ils s’élancèrent tous deux et grimpèrent les marches extérieures.

— Arlette ! Arlette ! me voici, cria Fagerault. Il n’y a rien à craindre.

La porte ne résista pas plus que celle du hangar, et ils entrèrent dans une mansarde exiguë où la jeune fille était attachée sur un lit de sangle et bâillonnée.

Ils la délièrent vivement. Elle les regarda tous deux d’un air égaré, et Fagerault expliqua :

— Nous avons été avertis l’un et l’autre, chacun de notre côté, et nous nous sommes retrouvés ici… trop tard pour les prendre au collet, les misérables. Ils ne vous ont pas fait de mal ? Vous n’avez pas eu trop peur ?

Il passait ainsi sous silence l’affreuse tentative de meurtre et l’œuvre de salut qu’il avait accomplie.