Page:Leblanc - La Femme aux deux sourires, paru dans Le Journal, 1932.djvu/124

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avec surprise. Elle avait des joues toutes roses et des yeux brillants.

— Tu ne te fâcheras pas, Antonine ?

— Non, parrain.

— Eh bien, je me demande si maître Audigat n’aurait pas été mieux accueilli si les circonstances n’avaient pas amené le sieur Raoul…

Il n’acheva point. Les joues roses d’Antonine étaient devenues rouges, et ses yeux ne savaient plus où se poser.

— Oh ! parrain ! dit-elle, en essayant de sourire, comme vous avez de mauvaises idées !

Il se leva. Un coup léger marqua les cinq minutes d’avant quatre heures à l’église du village. Suivi d’Antonine, il longea la façade du château et se posta à l’angle droit, d’où l’on apercevait la porte massive et cloutée de fer au bout de la voûte basse creusée sous la tour d’entrée.

— C’est là qu’il sonnera, dit-il.

Et il ajouta en riant :

— As-tu lu Monte-Cristo ? et te rappelles-tu la façon dont il est présenté dans le roman ? Quelques personnes, qui l’ont connu aux quatre coins du monde, l’attendent pour déjeuner. Plusieurs mois auparavant, il a promis qu’il serait là à midi, et l’amphitryon affirme que, malgré les incertitudes du voyage, il arrivera à l’heure exacte. Midi sonne. Au dernier coup, le maître d’hôtel annonce : « Monsieur le comte de Monte-Cristo ». Nous attendons avec la même foi et la même anxiété.

Le timbre retentit sous la voûte. La gardienne descendit les marches du perron.

— Serait-ce le comte de Monte-Cristo ? dit Jean d’Erlemont. Il serait en avance, ce qui n’est pas plus élégant que d’être en retard.

La porte fut ouverte.

Ce n’était pas le visiteur prévu, mais un autre dont l’apparition les confondit : Gorgeret.

— Ah ! parrain, murmura Antonine toute défaillante… malgré tout, j’ai peur de cet homme… Que vient-il faire ici ? J’ai peur.

— Pour qui ? dit Jean d’Erlemont, lequel semblait surpris aussi désagréablement. Pour toi ? pour moi ? Rien de tout cela ne nous concerne.

Elle ne répondit pas. L’inspecteur, après avoir parlementé avec la gardienne, venait d’apercevoir le marquis et s’avançait aussitôt vers lui.

Il portait à la main, en guise de canne, un énorme gourdin à pommeau de fer. Il était gros, lourd, vulgaire, puissant d’encolure. Mais son âpre figure habituelle s’efforçait d’être aimable.

À l’église, les quatre coups tintèrent.

— Puis-je solliciter de vous, monsieur le marquis, dit-il d’un ton où il y avait exagération de déférence, la faveur d’un entretien ?

— À quel propos ? fit d’Erlemont sèchement.

— À propos de… notre affaire.

— Quelle affaire ? Tout a été dit là-dessus entre nous, et l’inqualifiable conduite que vous avez eue envers ma filleule ne me donne guère envie de continuer nos relations.

— Tout n’a pas été dit entre nous, objecta Gorgeret moins affable, et nos relations ne sont pas terminées. Je vous l’avais annoncé en présence du directeur de la Police judiciaire. J’aurais besoin de quelques renseignements.

Le marquis d’Erlemont se tourna vers la gardienne qui se tenait trente mètres plus loin, sous la voûte, et lui cria :

— Vous fermerez la porte. Si l’on frappe, vous n’ouvrirez pas… À personne, n’est-ce pas ? D’ailleurs, donnez-moi la clef.

Antonine lui serra la main, pour l’approuver. La porte close, c’était le choc impossible entre Gorgeret et Raoul, au cas où celui-ci se fût présenté.

La gardienne vint remettre la clef au marquis et s’en retourna.