Page:Leblanc - La Femme aux deux sourires, paru dans Le Journal, 1932.djvu/88

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Puis il s’inclina vers celui-ci, l’examina, écouta le cœur, et dit entre ses dents :

— Il bat encore… mais c’est l’agonie.

Et, ne pensant plus qu’à elle, à cette femme qu’il fallait sauver et emmener à tout prix, il dit vivement :

— Va-t’en, ma chérie… Tu ne peux pas rester… On va venir…

Un sursaut d’énergie la secoua :

— M’en aller ?… Te laisser seul ?

— Pense donc !… Si l’on te trouve ici ?

— Eh bien, et toi ?

— Je ne peux pas abandonner cet homme…

Il hésitait. Il savait que Valthex était perdu, mais il ne pouvait pas se décider au départ, et il était troublé, indécis.

Elle fut inflexible :

— Je ne partirai pas… C’est moi qui ai frappé… C’est moi qui dois rester et être arrêtée…

Cette idée le bouleversa :

— Jamais ! Jamais ! Toi, arrêtée ? Je n’y consens pas… je ne veux pas… Cet homme était un misérable. Tant pis pour lui !… Allons-nous-en… Je n’ai pas le droit de te laisser ici…

Il courut vers la fenêtre, souleva le rideau, et recula :

— Gorgeret !

— Quoi ? dit-elle affolée. Gorgeret ?… Il vient ?

— Non… il surveille la maison, avec deux de ses hommes… Impossible de fuir.

Il y eut dans la pièce quelques secondes d’égarement. Raoul avait jeté un tapis de table sur le corps de Valthex. Clara allait et venait, sans plus savoir ce qu’elle faisait, ni ce qu’elle disait. Sous sa couverture, le moribond avait des soubresauts.

— Nous sommes perdus… nous sommes perdus… chuchota la jeune femme.

— Qu’est-ce que tu chantes ? protesta Raoul, que ces instants d’émotion excessive rendaient vite au calme et à la maîtrise de soi-même.

Il réfléchit, consulta sa montre, puis empoigna le téléphone de la ville et, d’une voix âpre :

— Allo ! allo ! Vous ne m’entendez donc pas, mademoiselle ? Mais il ne s’agit pas d’un numéro ! Allo ! Donnez-moi la surveillante… Allo ! La surveillante ? Ah ! c’est toi, Caroline ? Quelle chance ! Bonjour, chérie… Voilà… Sonne ici, sans discontinuer durant cinq minutes… Il y a un blessé dans la pièce… Alors, il faut que la concierge entende le téléphone et monte. C’est convenu, hein ? Mais non, Caroline, ne t’inquiète pas… Tout va très bien… C’est un petit incident de rien du tout. Adieu !

Il raccrocha l’appareil. La sonnerie commença. Alors, il saisit la main de sa maîtresse et lui dit :

— Viens, dans deux minutes la concierge sera ici, et fera le nécessaire. Sans doute ira-t-elle chercher en face Gorgeret, qu’elle doit connaître sûrement. Viens. Nous allons fuir par en haut.

Sa voix était si paisible, son étreinte si impérieuse qu’elle ne songea pas à protester.

Il recueillit le couteau, essuya l’appareil de téléphone pour qu’on ne pût relever les empreintes de ses doigts, découvrit le corps de Valthex, cassa le mécanisme de l’écran lumineux et ils s’en allèrent, laissant la porte grande ouverte.

La sonnerie retentissait, stridente et opiniâtre, tandis qu’ils montaient jusqu’au troisième étage, c’est-à-dire à l’étage habité par les domestiques, au-dessus de l’appartement de Jean d’Erlemont.

Raoul se mit aussitôt en devoir de fracturer la porte, ce qui fut facile, la serrure n’étant pas fermée à clef, ni le verrou poussé.

Au moment où ils entraient, et avant qu’ils n’eussent repoussé le battant, un grand cri s’éleva dans la cage de l’escalier. C’était la concierge que l’alarme donnée par la sonnerie avait attirée, et qui, par les portes ouvertes de l’entresol, apercevait le désordre du salon, et, sur le divan, étendu, pantelant, le corps de Valthex.