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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/100

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LA MACHINE À COURAGE

longue avenue de cyprès. Tout au fond, une maison blanche, gaie et vaste ; un jardin de roses, un vieux parc, puis des collines boisées qui montent en gammes bleues vers le ciel : — « Cent cinquante dollars par mois, pour la fin de saison, dit le propriétaire, mais le grand ennui c’est qu’il n’y a que quatre chambres de domestiques… »

Le lendemain Dodd m’avança 100 dollars pour une nouvelle traduction de mon manuscrit, et un mont-de-piété fournit le reste du premier mois de location.

Quand nous entrâmes dans la maison d’Harmony Road, nous étions de nouveau sans un sou. Mais le soleil qui entrait avec nous éclairait une Victoire de Samothrace au fond de l’antichambre. Elle nous sembla un présage de la fortune qui nous attendait… En attendant, il fallait vivre, et personne n’avait un vêtement assez chic pour aller faire du bluff au village. Finalement, ce fut le village qui vint à nous. La principale épicerie téléphonait sollicitant « l’honneur de servir les nouveaux locataires de Mr. M. », Allen passa une commande colossale. Ensuite tous les fournisseurs se mirent à notre disposition, depuis le loueur d’autos jusqu’aux loueurs de pianos. Deux jours après nous avions un Steinway.

Maintenant, il nous restait à faire vivre dans les imaginations du village un personnel fictif, comme Anatole France avait créé le jardinier Putois. Quand les livreurs déposèrent la commande, ils ne virent aucun domestique dans la cuisine, mais des tapis violemment secoués par les fenêtres témoignaient de présences invisibles.

Notre premier soir à Bernardsville nous réunit sous le porche principal. On avait fait des coupes dans le bois tout autour de la propriété pour donner aux yeux des horizons. Par les trouées je devinais très loin des collines d’un bleu gris comme d’épaisses fumées couchées dans la vallée. La lune rouge montait au bout de l’allée de cyprès. La perspective rapprochait leurs silhouettes de longues larmes qui, tout au fond, semblaient toucher la grosse lune.


Nous avions entendu faire l’éloge d’un jeune compositeur,