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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/101

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BERNARDSVILLE, NEW JERSEY

Georges Antheil, élève préféré d’Ernest Bloch. Allen lui écrivit notre désir de le connaître. Il répondit :

— « Je viendrai avec plaisir puisque vous êtes intéressés “in the modern musics”. À cause de ce pluriel nous attendîmes sa visite avec impatience.

Un étonnant petit bonhomme arriva, carré d’épaules et bas sur pattes, avec un visage encore fleuri de puberté. Il portait en lui cette assurance qui n’est pas un effet de la sottise, mais au contraire la marque d’une précoce conscience de soi. La disproportion du corps et de la tête, l’expression fixe et intense du regard, la préoccupation visible de la pensée retenue ailleurs, tout en cet être indiquait l’exception. J’eus l’impression du génie.

Georges Antheil tendit la main à chacun de nous, sans curiosité, comme s’il nous avait quittés la veille. Puis apercevant dans le salon un piano, il se précipita. Pendant deux grandes heures, surpris, ravis, nous l’écoutâmes. Ce fut son explication, sa raison d’être là. Il nous exposait sa force, sa nature et ses ambitions. Puis il nous raconta le drame de son existence — drame toujours répété de ceux qui veulent vivre au milieu d’une famille qui a fini de vivre ou n’a jamais vécu. Ce fut pour nous son adoption.

Quand il jouait son visage se métamorphosait, il n’était plus rouge et laid. Une blancheur égale descendait sur ses traits qui prenaient un style presque classique. Il nous dit avec simplicité qu’au reçu de notre lettre, il avait déclaré à ses parents qu’il allait vivre avec nous. Il avait emporté ce qu’il possédait dans une valise de carton qui tentait d’imiter le serpent — des manuscrits, du papier à musique, des crayons, de l’encre de Chine et des règles. Au milieu de ces trésors, une chemise et quelques chaussettes dépareillées. Comme il n’avait ni pyjama ni robe de chambre, Georges s’octroya un de nos peignoirs de bain et une paire de sandales.

Il travaillait presque jour et nuit, ne s’interrompant que si la fatigue et le sommeil le dominaient. Il ne semblait jamais manger. Nous nous étonnions quand Allen, qui s’occupait des provisions, s’aperçut qu’un sac de pommes vertes était presque vide et que les boîtes de « baked beans » man-