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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/102

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LA MACHINE À COURAGE

quaient dans l’office. La chambre de Georges ouvrait sur un petit escalier qui aboutissait à la cuisine. Dans son cabinet de toilette s’entassaient des bouteilles d’alcool de menthe. Évidemment Georges Antheil simplifiait son existence. Nous fûmes rassurés sur son immatérialité.

Sa manière de composer au piano nous amusa beaucoup moins. Il choisissait un thème de cinq ou six notes, il le répétait insatiablement et sans discontinuer pendant des heures. Il semblait s’hypnotiser avec certaines vibrations, puis, tout à coup, il courait à sa chambre et se remettait à écrire jusqu’au lendemain.


Chacun travaillait de son côté toute la journée. C’est seulement à six heures que nous nous retrouvions sur la terrasse pour le thé. Nous nous installions sur les pelouses vertes qui tournaient au jaune par manque d’entretien. La mécanique du travail, pas encore arrêtée, nous lançait dans des discussions. Nous étions comme des étudiants libres qui étudieraient par amour, pour vivre plus et mieux. C’était l’échange que j’avais toujours souhaité. J’étais habituée à me dire, à me jeter tout entière comme une balle contre un mur. Le mur recevait et la balle me revenait. C’est le lot de ceux qui se prodiguent sans discernement.

À neuf heures nous dînions et ensuite commençaient ce que nous appelions nos grandes heures. Elles se prolongeaient tard dans la nuit. Je chantai Mélisande avec Allen, dont la voix de bronze faisait vivre un Pelléas que je n’entendis jamais au théâtre. Georges jouait son Ballet Mécanique, qui eut l’honneur d’être sifflé au théâtre des Champs-Élysées à Paris en 1925. Allen jouait du Bach, du Chopin, sa transposition du Poème de l’Extase de Scriabine. Il vivait au piano plus que dans la vie. Margaret obtenait des sonorités à elle, sa personnalité s’exposait dans sa manière. Quelquefois, exténuée par les vibrations, elle posait sa belle tête au bord de la fenêtre. Coiffée de lune, elle dormait comme un ange dans son auréole.

Quand je retourne à ces moments rares, deux impressions dépassent les autres — une soirée chaude, noire, possédée