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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/103

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LA VIE DE L’EXTASE

par la vie des fleurs, où les plus profondes pages de Bach me furent presque une découverte. Et un autre soir dédié au Chevalier à la rose de Richard Strauss. Je me souviens de l’adorable valse comme d’un arrêt dans le temps. Exquise déchirure de la trame dans laquelle nos existences sont tissées. Un cercle se forme dans la mémoire. Une flaque de lumière est au centre et là les personnages tournent, tournent, épuisés de vertige et de grâce.

Vers deux heures du matin on soupait. C’était le moment des histoires, des rires ; c’était le moment où Bob, invité de week-end, se lançait dans des airs de flûte pour satisfaire ses rêves de poète. Ses effets de lyrisme s’éparpillaient piteusement dans la grande nuit. Mark Turbyfill, jeune moderne, lisait son dernier poème : « — Conversation is in Heaven » (« La conversation est dans le ciel »). Puis la voix de cloche d’Allen entonnait un hymne d’adieu. Dans le silence des nuits nous n’entendions plus que le chant doux et ouaté d’une chouette.


Les saisons vont vite en Amérique. Le mois de septembre nous avait déjà donné un bel automne tout habillé de couleurs à la Véronèse, mais nous savions que demain peut-être l’hiver allait le rattraper parce que c’est une terre de soudaineté où la nature avance par bonds. Les arbres retenaient encore leurs couleurs panachées quand le froid arriva tout d’un coup avec une neige fine et dure.

Les fournisseurs avaient cessé leur générosité et nous nous trouvâmes tout à coup dans une forêt d’impossibles. Impossible de partir sans payer nos dettes. Impossible de rentrer à New-York sans argent. Impossible de rester ici sans chauffage. Impossible d’acheter du charbon, et rien que des radiateurs dans la maison.

Monique avait remarqué dans une des caves, un poêle à bois auprès d’une grande table à repasser. Le jour plongeait du haut des murailles par une rangée de vasistas qui montraient au dehors une bordure de terre et la base de quelques