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LA MACHINE À COURAGE

« — Jules Bouy, de Bruxelles, votre ami depuis toujours. »

Quand il apprend que j’adore l’Amérique et ne partirai pas sans avoir interprêté les musiciens et les poètes français modernes, Jules Bouy crie un « bravo » qui fait trembler le tea-room. Pas assez riche pour m’aider, il me fera connaître deux amies charmantes et influentes. Je lui donne mon adresse, il sursaute.

« — Vous habitez le No 3, Riverside Drive ! Mon Dieu, le No 3, et l’on vous a acceptées ? »

« — Certes, et toutes les trois ; mais maintenant la propriétaire nous tourne le dos. »

« — Évidemment, vous êtes trois désastres pour elle. Elle tient une des « maisons » de New-York. Ces maisons, pas tolérées en Amérique, affectent une apparence bourgeoise. Vous usurpez la place de personnes qui rapportent »… Il rit et l’ampleur de son buste sautille sur ses jambes tranquilles.

Le lendemain la limousine de Madame B…, amie de Bouy, est à ma porte. Dans une enveloppe une liste d’appartements à louer et… 200 dollars ! Une carte : « Pour votre déménagement, avec la hâte et la joie de vous connaître. »

À Greenwich Village, Washington Place, je découvre un studio-appartement, style auberge normande, avec terrasse entourée d’arbres.

Mais tout de suite les malchances se suivent comme les chenilles processionnaires — coupez la file, elle se referme aussitôt. La trinité Bouy est consternée. Un manager se brise le crâne en auto, un autre fait faillite. Une personne généreuse veut doter New-York d’un conservatoire français. Elle meurt empoisonnée par une dose trop forte de véronal. Ce projet me tenait au cœur particulièrement.

J’adore enseigner — impression de créer à même la créature. Donner une chose, et voir naître autre chose. Saisir pourquoi, comprendre l’imprévu de l’autre organisme qui croit suivre le chemin indiqué et arrive au but par une route opposée. Le chant est proche de la nature d’un être. Dans le chant il y a l’âme, sa qualité, sa révélation. C’est pourquoi il est particulièrement insupportable quand il n’y a pas « quelqu’un » au delà. Le plus souvent il n’y a personne. Quelquefois