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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/140

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LA MACHINE À COURAGE

On ne peut taxer d’oubli ceux qui oublient organiquement comme ils digèrent. Tout en eux est momentané. Il y a les natures-salsifis qui traînent leur passé après elles sans le savoir. Il y a ceux qui entretiennent le désarroi apparent de leur peine. Ils s’y accrochent pour excuser leur paresse à revivre. Il y a encore les faux inconsolables dont on admire l’âme arrêtée comme une pendule. Les sympathies leur font un socle. Dans tous les cas ― vrai ou faux ou inconscient ― l’oubli me semble être une invention de poète.


Dès que je commençai d’écrire mes souvenirs, on me demanda pourquoi je ne changeais pas les noms. Je n’y ai jamais songé puisque je n’avais aucune révélation à divulguer. Tous les faits étaient publics. Je ne violais donc aucun mystère mais un principe admis depuis toujours par la morale courante : on peut écrire n’importe quoi sur les pauvres morts qui ne peuvent se défendre, mais on ne doit rien dire sur les vivants qui sont là pour protester. Comment légitimer une telle aberration ? Je trouve indigne d’accabler les morts dans leur tombe. On les tue une seconde fois et lâchement.

Malheureusement Bernard Grasset, dans sa détestable introduction à mes « Souvenirs », lança une idée de revendication qui comportait de ces mots-bouées auxquels la calomnie s’accroche. Cette introduction déformatrice fut placée, sans mon autorisation, au seuil de mon livre. Le fait me blessa gravement, bien qu’il ne fût pas très grave en soi. Je sentais qu’il y avait là un sacrilège.

Était-ce l’amour, mon amour abaissé par un esprit blagueur ? Non, en l’exposant je l’avais exposé aux jugements faciles. Pour moi il y avait là autre chose de plus original, quelque chose à la fois organique et regardé.


Chaque vie commence avec le même choix devant elle ― suivre ses parents ou ses songes. Comme tout artiste je suis née plus près de mes songes que du monde. Les songes nous ont promis à toutes les catastrophes. Mais on ne nous a pas dit ce que nous gagnerions. On l’ignore. Cela restera