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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/152

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LA MACHINE A COURAGE

son maître et son associé. J’ai réellement vu le dynamisme de ces trois êtres agissant sur le mien, pour le rappeler à la vie.


Je connais maintenant un silence surprenant. Comme si la vie elle-même était couverte de neige. Le silence de la santé est bruyant en comparaison de celui-là… silence doublé de tout ce que nous n’entendons pas. Je sais à présent la différence. Ce silence de neige me recouvre aussi. Il adhère à mes lents mouvements. Je sais qu’il est fait de toutes les secondes mortes de mon temps. Elles tombent sur moi depuis des jours.

Quand parfois l’ouïe me revient pour un instant, le silence glisse de moi en avalanche, je surgis et je vais partout à la suite d’un entendement si lucide que c’est de la télévision.

Je « vois » la vieille de quatre-vingts ans qui est dans la chambre au-dessus de la mienne. Petite et grise, elle dit son chapelet tout bas quand on la pose sur un fauteuil ; et je vois la dernière accouchée dans l’annexe, ses cheveux noirs en maigres mèches accompagnent ses cris et s’agitent autour de sa pâleur…

J’ai dit cela tout haut, ma garde n’a répondu sèchement comme on ferme les portes :

« ― Madame, votre infirmière ne devrait pas dire ce qui se passe dans les autres chambres. »


Ce matin j’ai regardé ma main droite longuement comme quelque chose qui ne m’appartenait déjà plus. Elle était étendue sur le lit ― objet d’ivoire ou presse-papier de marbre ; je ne savais plus son poids. J’ai demandé à l’infirmière de me retirer ma bague. Trop vivante pour la main, elle était un trait d’union terrestre.


Je vais partir en abandonnant ce qui me fut prêté — visage restant sur une image ainsi que le corps qui me portait ; les pieds qui marchaient sur la terre pour aller sans vraie raison d’un point à un autre, croyant à la nécessité du mouvement. Mon esprit s’en ira seul, sans bagages, pour recommencer avec les saisons sa saison humaine. Je tâcherai d’être lucide pour me reprendre au point exact où je me perds aujourd’hui, pour laisser le moins d’espace possible entre moi et moi…