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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/153

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LUTTE AVEC LA MORT

Suivre, tenter cet impossible de suivre son mystérieux passage… puisque mon « noyau » va s’envelopper d’une chair nouvelle et prendre une apparence que je ne soupçonne pas. Une apparence qui va brouiller mes cartes… Cette idée me fait peur. Elle accélère mon sang. Je le sens courir dans mes veines à toute vitesse comme l’eau des jardins de Grenade qui fuit en des berceaux de porcelaine bleue et blanche.


Toute ma vie, j’ai ressenti l’épouvante d’être dans un corps. Un corps qui me quitterait à son heure, comme le fruit son arbre.

Souvent je pensais : mon corps me trahira. Quand mon esprit apercevra la vérité dont il a besoin, il verra, reconnaîtra, voudra saisir et tout s’évanouira parce que mon intelligence humaine sera impuissante à me suivre dans un autre monde.


Je me demande maintenant si je me faisais une idée bien exacte de la mort. Est-ce possible tant que l’on est en vie ? J’étais surtout absorbée par de grands travaux qui me semblaient urgents. L’un d’eux était un écheveau emmêlé, écheveau interminable qui commençait au bout de ma vision, avant ma venue au monde. Il était emmêlé loin de moi par des gens que je ne connaissais pas. Des générations avaient croisé les fils. Tout était noué, embrouillé, je travaillais de toute ma fièvre pour tâcher de saisir un fil. Il me fallait savoir d’où je venais, repérer quelque chose sur mon essence pour savoir peut-être où j’irais… J’avais perdu la notion du temps, je n’étais plus sûre du commencement et de la fin des jours. L’étendue noire que l’on appelle nuit, pour moi, les séparait imparfaitement.

Une pensée m’obsède : je suis une vivante comme des milliers de vivants. Et cela, ce miracle, ne veut pas dire grand-chose. J’ai joué à vivre comme tout le monde. Comme les autres j’ai cru souffrir, aimer, penser. Un peu plus, un peu