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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/182

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LA MACHINE À COURAGE

j’avais conscience d’être en présence d’un des plus rares artistes qui aient jamais existé.

Je ne sais rien de la vie de Mlle X… et ne désire pas en savoir davantage. Il me suffit de l’entendre dans la première mesure d’une mélodie pour savoir qu’elle ira sur les rails jusqu’au bout et que rien « n’arrivera »… Vous me comprenez ? Avec l’artiste-né toujours « quelque chose arrive ». Un monde vous frappe dans la poitrine et abolit tout ce qui n’est pas lui.

À douze ans j’avais une petite amie pianiste, un peu plus jeune que moi, qui était « prodige ». Elle jouait les sonates de Beethoven les plus compliquées et tout Chopin sans sourciller. Ses mains à fossettes truquaient pour atteindre les arpèges. Toute petite et ronde, on la juchait sur une pile de partitions et immédiatement elle commençait, ses doigts grattaient le clavier avec frénésie. Cramponnée à l’extrémité d’un immense piano de concert, penchée très en avant et vêtue de soie rose, elle me faisait penser à une crevette. Sa famille, de grandes personnes habillées de noir, se tenaient droites sur les sièges Louis-Philippe groupés autour du Pleyel. Les plus connaisseurs approuvaient et se regardaient quand la virtuosité de la petite frôlait des périls. Ces personnes étaient ce qu’on appelle de braves gens, ils avaient leurs pauvres et se louaient d’actes compatissants — je les trouvais durs et redoutables comme tous ceux d’ailleurs que je rencontrais dans cette ville. J’attendais « mon tour » de chant. Nelly-Rose et moi représentions les petits phénomènes de la ville de Rouen. Nos parents auraient voulu que nous donnions un concert public — « à cet âge, une exhibition ne tire pas à conséquence ». Malheureusement je ne marquais aucun empressement, on ne comprenait pas pourquoi et l’on s’irritait. Mon angoisse augmentait en écoutant le jeu de Nelly-Rose. Pour moi, ces moments étaient remplis d’un mystère douloureux.

Soudain elle s’arrêtait, on applaudissait, puis les yeux se tournaient vers moi. Je plaçais ma musique devant elle et tout de suite ses doigts rentraient en mouvement. Déjà