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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/183

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L’ÉTAT D’ART

cette hâte me troublait. J’aurais voulu qu’elle me regardât et m’attendît. À ma prière elle répondait :

« — Maman dit que ça fait prétentieux », et elle courait plus vite encore.

Notre première mélodie était Mon cœur soupire de Mozart, que je vénérais. J’y entrais comme dans une sphère de cristal que rien ne devait heurter, et voilà que le piano brisait tout. J’essayais de continuer, je maîtrisais mes larmes. Mon désespoir augmentait jusqu’au moment où d’un ton revêche la grand-mère — c’était toujours elle qui parlait d’abord, parce qu’elle avait chanté dans son jeune temps — déclarait en se levant :

« — Mes enfants, ça ne va pas, il faut travailler, on vous laisse. »

Tous suivaient.

Je savais qu’aucun travail ne servirait. Aussitôt mon amie se justifiait :

« — Je fais pourtant ce qui est écrit. »

Elle répétait les premières mesures, mais ce n’était jamais ce que je voulais ; ce que je voulais, je ne pouvais pas l’exprimer. Je cessais de chanter. Nelly-Rose était offensée, elle s’énervait :

« — Moi qui joue les choses les plus difficiles, … tu ne sais pas ce que tu veux, c’est ta faute, toujours ta faute… » Elle s’enfuyait d’un côté et moi de l’autre. Je me cachais dans le parc sombre, si touffu que le printemps n’y pénétrait jamais.

Les jeunes feuilles vertes y semblaient grises. Toutes les allées y descendaient à la Seine ; il y avait une odeur très vieille de moisi et d’eau. J’avais le double chagrin de ne pas savoir exactement quel était mon chagrin. Je sentais que c’était simple et pourtant personne ne me comprenait. J’aurais voulu trouver les mots nécessaires pour dire cette « autre chose » qui pour moi disait tout, mais je ne trouvais pas de mots. Je me croyais seule au monde… je pleurais.

Pendant des mois j’ai souffert de ce mystère. Un jour le père de Nelly-Rose prévint le mien que sa famille me trouvait trop artiste. Je ne vis plus jamais mon amie. Elle avait été ma première tendresse, mon chagrin réclamait un adieu. Je voulais la revoir une dernière fois. Elle connut mon déses-