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LA MACHINE À COURAGE

poir. Ce fut en vain. Je lui fis savoir que je passerais deux fois, trois fois chaque jour devant sa fenêtre, qu’elle soulève le rideau si elle avait un peu de peine. Mais jamais le rideau ne remua. Alors je compris qu’elle n’était pas comme moi et que nous ne pouvions pas nous comprendre dans la vie plus que dans la musique.


L’abîme entre le mécanisme de l’art et l’art lui-même devait m’apparaître bientôt. Ce fut Isabelle, ma deuxième amie, qui m’apporta avec sa somptueuse ingénuité la révélation vivante que j’attendais.

C’était une petite fille « Rimbaud ». Elle devait mourir tout de suite, tuée par l’excessif qui était en elle. Éblouie de savoir et ne sachant rien de ce qu’on apprend, elle arrivait sur la terre avec une innocence soulevée de dégoût et de colère. Conditionnée en artiste, avec des dons extraordinaires et multiples, elle demeurait sans expression, paraissant comprendre que son temps serait trop court. Elle ne connaissait pas une note de musique, mais reproduisait sur le piano les airs qu’elle entendait avec une qualité, un rythme étonnants. Sa voix était grande et d’un timbre unique. C’était un réel phénomène qui se refusait au métier de phénomène.

On la voyait parcourir son balcon, sa rue, son jardin, avec un air de prisonnière tragiquement inoccupée. Elle ne semblait pas marcher mais s’élancer dans le vent comme un archange, la chevelure tendue et les mains vides. Elle évoquait un élément, un mouvement déchaîné, et c’était une enfant faible, promise à une fin immédiate.

Je n’imaginais pas que l’on pût discerner aussi nettement le passage limité d’un être parmi les humains. Son monde n’était pas là. Elle venait pour repartir, telle un voyageur qui s’est trompé de pays. Isabelle en vivant de son impétueuse vie de flammes affirmait une éclatante erreur. Elle était née divinement perdue avec un cœur étouffé d’amour. Elle me donna ce cœur magnifique et disparut… Toute ma vie,