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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/185

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L’ÉTAT D’ART

je devais sentir sur moi la chaude lumière de cette surprenante créature.


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Le Chant.


La maison de Klein, le grand éditeur de musique de Rouen, était rue Gantrie, une des plus anciennes et des plus sombres rues de la ville. Les murailles étaient sales et les pavés boueux comme s’il y pleuvait toujours. Cette rue est située à deux pas du Jardin Solferino où ma gouvernante me laissait chaque jour au milieu d’un grouillement d’adolescentes de mon âge. Elles jouaient et tournaient bruyamment, soulevant des voiles de poussière. J’avais quinze ans. C’était en avril, les jardiniers disposaient des tulipes dans les corbeilles, les feuilles nouvelles sentaient comme des fleurs, les arbres étaient bourrés d’oiseaux et couverts de soleil. Vite je me dérobais, je quittais tout pour courir dans la rue noire où je trouvais tout. J’entrais dans un antique magasin. La sonnette n’avait plus qu’une note — odeur de poussière et d’ombre. La porte était flanquée de deux vieux hommes qui ne levaient pas le nez de leurs comptoirs. J’allais tout au fond dans un petit salon de velours vert où se tenait mon vieil ami, le père Klein.

Il avait le type de Verlaine, mais tout garni de poils blancs, une vareuse de molleton à grands carreaux et de larges pantoufles de feutre. Autour de lui, les portraits de toutes les célébrités — photos encadrées, grands paraphes, dédicaces en explosion. Comme il riait, le père Klein, en me voyant essoufflée, rayonnante, les deux mains en compresse sur une poitrine pas éclose. Ses petits yeux s’enfonçaient dans un nid de rides. Je lui demandais les nouvelles — sa maison était le rendez-vous des artistes de tous les pays. C’était un artiste lui-même et il me donnait des leçons d’orgue. Il avait su vaincre la défiance de mon père en lui parlant des vibrations mystiques qui encourageaient mes sentiments religieux.