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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/186

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LA MACHINE À COURAGE

Je ne trichais que sur le temps et le nombre des leçons — je passais chez lui toutes mes journées. Nous montions le grand escalier conduisant aux salles de musique, où l’on sentait le vernis et l’encaustique… entre deux haies de pianos luisants, jusqu’à la salle de concert. Je sautais sur l’estrade, folle d’entendre ma voix sonner très fort.

Un jour — le jour du 13 avril — Klein m’annonça une surprise. Dès mon arrivée il m’entraîna dans la grande salle, me disant de chanter jusqu’au moment où quelqu’un entrerait.

Tout à coup sur le seuil un homme apparut, plutôt petit, avec une moustache grise, un chapeau mou placé en arrière et sur les épaules un manteau de voyage. Ses mains applaudissaient… J’avais une collection de photos d’artistes, je reconnus Massenet. Immédiatement il fut au piano jouant Manon. Je chantais « N’est-ce pas ma main… » et c’était comme malgré moi, comme si j’avais chanté en rêve, c’était simple, facile, délivré, je ne savais plus qui chantait et pourtant je n’avais jamais pu m’exprimer comme je le faisais maintenant. Massenet me donnait la réplique, il sautait du piano dans les bras du père Klein, il hurlait :

« — C’est Vaillant-Couturier que je retrouve ! — la même passion, la même diction ! »

Et le père Klein exultait :

« — Je vous l’avais dit ! Je savais ! Je savais ! »

Massenet commençait une autre scène et je chantais toujours — je connaissais mon rôle et les autres, je chantais comme si j’étais vivante pour la première fois.

Les heures passaient, du bleu foncé occupait les vitres et voilà qu’un réverbère s’alluma contre une fenêtre. Un moment de panique… j’étais forcée de rentrer avant mon père, nous cherchions mon manteau, mon chapeau, déjà je dégringolais l’escalier. Massenet me suivait répétant :

« — À demain ! à demain nous continuerons… vous êtes une grande artiste, une grande artiste ! »

Je courais dans la rue, les jambes tremblantes, ivre et insensée, le gardien du Solferino agitait la clochette du soir. On allait fermer, je repris ma gouvernante qui flirtait dans le kiosque « des plaisirs ». Cinq minutes plus tard je dînais