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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/187

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LE CHANT

en face de mon père. Sous la lumière de la suspension je baissais les yeux, morte, étranglée de bonheur.

Ma vie était commencée. J’avais la certitude d’un trésor qui ne finirait qu’avec mon souffle.



Massenet m’avait dit :

« — À Paris vous trouverez bien des artistes qui vous accompagneront comme moi. »

Il se trompait. J’ai trouvé des suiveurs endormis qui se croyaient souples, des impétueux aveugles qui se disaient entraîneurs. J’ai rencontré par centaines des Nelly-Rose, mais dans tout une vie six ou sept musiciens artistes ayant la science inexprimable de l’accompagnement — ne pas bluffer mais sentir, comprendre et savoir. Il faut être plus que musicien et plus que virtuose. Il faut être autre chose dans ce que l’on fait et dans ce que l’on est. Qu’un accompagnateur se dise entraîneur ou suiveur, il n’y a pas de communication possible avec lui lorsque manque l’essence de la vie : l’électricité. Chez Massenet elle débordait. C’était son charme, et le secret de cette grande jeunesse qui dépassa son âge durant de longues années.

Il avait plus de soixante ans quand le bon Klein qui l’aimait comme un père me disait de lui :

« — C’est un gamin incorrigible, il fait des farces à tout le monde. » Alors il me racontait sa dernière. La veille, jour de la paye dans le magasin Klein, le vieux caissier, penchant sa tête tremblotante dans le cadre de son guichet, ne se doutait pas qu’au-dessus de sa tête un écriteau suspendu portait en gros caractères cette inscription romantique : « Je meurs où je m’attache. » Chaque employé passait à la caisse et s’éloignait courbé de rire, tandis que Massenet, dissimulé derrière une porte, s’amusait comme un petit fou. On ne lui gardait pas rancune, on l’adorait.

Les derniers mois de sa vie, je le vis très amaigri et je dois dire assez diminué, mais dès qu’il s’animait la grâce de son