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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/188

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LA MACHINE À COURAGE

visage renaissait. Massenet était très modeste. Quand, ravie, je m’écriais :

« — Oh ! maître, votre accompagnement est unique unique ! »… Gentiment il répondait :

« — Ma petite enfant, nous sommes deux, je n’accompagne pas tout le monde de la même façon. »

Je distinguais là son infinie gentillesse, car je l’ai vu souvent métamorphoser des chanteurs.

Ni l’expérience, ni le plus parfait talent ne suffisent pour accompagner comme un Massenet. Il y a des lois de correspondance — vibrations, courant psychique, électricité. Je n’imagine pas que Massenet — au piano comme dans la vie — ait rencontré beaucoup de courants qui lui soient demeurés hostiles.



J’ai trouvé Walter Straram — il jouait en fresques. À travers lui Le Balcon et La Mort des Amants de Debussy se déroulaient en vagues énormes. On voyait autant que l’on entendait. Straram concevait et jouait grand. Les détails même prenaient de l’horizon. Cet homme avait l’allure d’une marionnette macabre, un homme brûlé. Il semblait craquer dans le feu. Son intransigeance était royale. Si l’on échangeait devant lui des idées qui ne lui plaisaient pas, il coupait tout avec son esprit comme on coupe le verre avec un diamant. Un certain pli de sa bouche recélait son mépris de la terre entière. Je lui disais :

« — Méprisez les gens, oui, mais les choses… »

Il serrait les dents :

« — Les gens, ce n’est pas assez, ma chère amie, ce n’est pas assez… les choses, c’est encore les gens à moitié. »

Je le connus pauvre et inconnu (sauf de quelques musiciens qui croyaient en lui comme moi-même). Nous partîmes pour l’opéra de Boston — il voulait y aller, et moi, je ne voulais que lui pour m’accompagner. Il y resta. Dix ans plus tard, je le retrouvai à Paris, célèbre et luxueusement commandité. J’assistai à deux des concerts qu’il conduisait. Ils étaient aca-