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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/190

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LA MACHINE À COURAGE

Combien j’ai aimé Charles Bordes ! C’était un dieu au piano — un dieu avec cravate dénouée, vêtement luisant, bras droit condamné.

Je ne me suis vraiment aperçue que des êtres qui m’ont à la fois touchée affectivement et artistiquement. Quand ce fut les deux profondément, comme dans le cas de Charles Bordes, j’ai vu, j’ai su, et je me souviens de tout. Je le vois grimper l’allée de roses conduisant à ma maison des Quatre Chemins à Grasse, tombant d’une jambe sur l’autre, balançant avec insouciance sa manche droite vide (on sait qu’il était paralysé du côté droit) et agitant sa main gauche vers moi comme s’il me connaissait. D’ailleurs nous nous connaissions sans nous être vus… je le sus dès qu’il fut au piano réalisant des prodiges avec son unique main. Il était venu pour travailler la partition de Castor et Pollux. Je devais chanter le rôle de Télaïre et nous allions nous-mêmes monter l’ouvrage à l’Opéra de Montpellier. Je sens encore nos enthousiasmes lorsque nous remplissions par le même sentiment les espaces libres que nous laissait la musique de Rameau. Il n’y avait pas de silences morts, pas plus que dans la conception de l’auteur. Bordes me disait :

« — Vous avez raison, ça ne s’explique pas, il n’y a pas d’école pour l’essentiel. On vit Rameau ou bien on ne le vit pas. »

Nous pensions qu’il n’y a pas « des » lois pour le classique, mais une loi, une seule, qui est la rectitude, l’ordonnance de la colonne grecque sur le ciel d’Athènes. Une absolue liberté, mais sans désordre. Toute la vie contenue dans un cadre de perfection.

Bordes semblait toujours en deuil, la tête tondue, couverte d’une ombre noire, des superbes yeux noirs, un complet de drap noir et une mince cravate noire que je renouais vingt fois pendant notre travail. Quand il m’accompagna La Gigue qu’il écrivit sur le poème de Verlaine, ses larmes roulaient sur ses joues ; à la fin il laissa tomber sa tête sur le clavier en sanglotant. Il me dit après :

« — Je croyais bien mourir sans avoir jamais entendu ma Gigue comme je l’entends en moi. »