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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/192

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LA MACHINE À COURAGE

le regard au plan de l’œil. Un bloc carré est là, plein de probité, de loyauté sans failles. Dukas inspirait confiance immédiatement. Pourtant sa sensibilité, jamais visible, était soigneusement recouverte de placidité ; mais c’est le mystère des êtres rares : ce qu’ils dérobent se devine mieux que ce qu’ils montrent. Son cerveau spacieux voyait d’une manière personnelle toutes les questions. Avec lui, pas de cravate à renouer, aucun souci de la toilette, il portait un nœud papillon de la couleur de son costume, généralement bleu foncé. Rien d’inutile dans sa parole ni dans ses gestes, pas plus que dans sa musique. Il avait une retenue, une mesure parfaite, mais son énergie au piano me faisait penser à des millions de volts. J’ai dû l’agacer parfois avec mes emballements. Cependant notre accord, en principe, était absolu. Je me souviens d’un certain point d’orgue que je lui demandai ; il devait me donner le temps d’éclairer pour le public le personnage énigmatique d’Ariane. D’abord surpris — la mathématique de son écriture ne laissait rien au hasard — lorsque je lui exposai mes raisons il s’y rendit aussitôt, s’étonnant de n’y avoir pas songé.

Je lui demandai quel agrément on peut trouver dans certaines sonates qui sont pour moi de la vie congelée. Il me répond :

« — On a l’intérêt de suivre la construction et le même thème tourné et retourné de mille façons. »

« — Mais où est l’intérêt de cela ? Si un dessinateur retour nait son bonhomme en tous sens je le verrais en long, en large, en travers, la tête en bas, les pieds en l’air, et puis, après ? je n’appelle pas ça une création. Ce temps accéléré me fait l’effet d’un bavardage de vibrations. »

« — Alors vous n’aimez que la musique mélodique ? »

« — Pas du tout. J’adore par exemple le Sacre de Strawinsky. Il me fait voir tout le travail de la terre, la montée de la sève… je vois les bourgeons sortir. Pour moi c’est : création. »



Le chant pour le chant ne m’a jamais passionnée. C’est l’être que je cherche dans une voix, c’est l’être qui me préoc-