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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/194

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LA MACHINE À COURAGE

Dans mon musée, je visite avec ferveur une section animale qui l’honore. Là, une certaine petite chatte, une surchatte est un bien-être perpétuel au regard. Elle n’a rien de ce que l’on appelle remarquable. Vêtue d’un petit tailleur gris et blanc, à peine rehaussé de noir, son apparence est modeste. Elle n’attire pas l’attention dans la rue, mais de quel charme elle emplit nos chambres ! On ne s’habitue pas à son attirance et à ses yeux. Ses yeux sont tristes en ce moment parce qu’elle vient de connaître l’amour. Jaunes ou verts dans la paix, ils devenaient gaîment en colère dans les jeux. À présent, ils ont une fixité inquiétante et une trop belle détresse. Questions sans réponses…

Dans mes musées, je trouve seulement — dans toute une vie — quatre personnes entières et vivantes. La musique de leur mouvement circule partout. Des siècles ne me donneraient pas trop de temps pour les regarder. Mes yeux ne se rassasient pas de ce qui leur plaît. La présence peut arriver, s’asseoir en face de moi et ne rien dire, si elle me plaît elle me comble.

Sur les quatre créatures choisies, trois ont disparu de la terre ; mais elles demeurent exactes dans mes yeux. Pour l’une c’est un élan, une marée dans le soleil du matin, quelque chose de si chatoyant que mon regard se trouble en l’abordant. Pour l’autre, des coins de bouche si divinement harmonisés aux coins des yeux, une expression si fondante qu’une avalanche de fruits accompagne son souvenir. La troisième créature est totale, elle arrive des pieds à la tête, et en quatre dimensions. J’entends par quatrième ce qu’on ne peut ni définir ni nommer et qui est l’essentiel d’un être. Ses apparitions s’épanchent en ordre et en harmonie de mes yeux à tout ce qui dépasse mon être et ma pensée. La dernière personne est celle qui n’est pas matériellement disparue et dont les multiples apparences se confondent, se partagent en moi les pays de vision et les pays de l’existence. Une réalité éperdument vivante, qui entoure sans le limiter le musée de mes yeux, y figurant souvent pour le magnifier, et en sortant aussi pour me contenter.

En revanche, il est naturel que mes yeux souffrent. Ils ne se fâchent pas devant un paysage qui leur déplaît, mais