Aller au contenu

Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/195

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
179
LE DESSIN

souvent en face des gens. Mon Dieu, mes yeux voudraient de la pudeur… un peu de gêne, une inquiétude. Pourquoi tant d’humains sont-ils contents de leurs défauts… pourquoi ne pas tenter de les arranger, de les mettre au moins au second plan ?

Mes parents me forçaient à sortir le samedi avec des bigoudis — le dimanche ça me faisait deux côtelettes de frisures de chaque côté de la tête. Alors j’avais choisi pour un de mes cadeaux de jour de l’an un parapluie dont le manche extravagant était énorme et d’une chinoiserie maladive. Tous les samedis je le tenais devant moi, et il faisait bouclier. On voyait la laideur du parapluie, on ne voyait pas la mienne. Je pardonnais à mes bigoudis à cause de mon chagrin. Mes yeux pardonneraient bien des petites horreurs si elles étaient modestes. Au contraire, on les arbore. C’est comme la vieillesse… avez-vous remarqué avec quel ton satisfait les gens disent « Hé ! hé ! c’est que je suis vieux maintenant ! » comme s’ils avaient trouvé ça tout seuls. Comme j’aime le mot de je ne sais plus quel personnage du xviiie, qui écrivait à soixante-quinze ans : « J’ai tout ce qu’il faut pour faire un vieillard, mais je ne suis pas un vieillard parce que je ne le veux pas. »


Mes yeux me fâchent de voir tout. Je voudrais pouvoir les boucher comme on se bouche les oreilles. Je cours après eux comme un gardien pour les empêcher d’enregistrer n’importe quoi. Pas de progrès sans discernement. Je ne veux pas de leur gourmandise. Du matin au soir ils se conduisent en Gargantua. C’est leur fonction naturelle. Mais je veille, et c’est moi qui ai ordonné leurs musées.

Si je dessine je vois mieux mon modèle quand il n’est pas là. Et quand je vois mal mon papier j’attrape mieux la ressemblance. Conditions parfaites pour moi si je veux faire une bonne charge : être fatiguée, avoir la nécessité du fou rire, et ne pas voir trop clair. Si le crayon ne marche pas bien, alors tout est favorable. Je mettrais sur le papier une image si formidablement vivante que j’en serais la première saisie. Je me lèverais, car je dessine sur mes genoux pour que mon papier mal soutenu m’agace, j’irais voir ce que j’ai fait dans