Aller au contenu

Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/196

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
180
LA MACHINE À COURAGE

la pleine lumière, et mon rire éclaterait. Je serais surprise, surprise, librement amusée comme s’il n’y avait rien de moi dans l’affaire : première condition pour être amusée. Qu’il s’agisse de charge, de croquis ou de portrait, je ne veux pas dire que je pense, cherche, réfléchis ou imagine, je vois seulement. Mais je vois de toutes mes forces. Quand je crois qu’un détail m’échappe j’ai une sensation physique comme si quelque chose pressait sur mon plexus. Sûrement mon plexus collabore, il est peut-être la chambre noire où se fait le développement de la plaque enregistrée.

Sur le paquebot l’Aquitania on organisait une fête au profit des marins : Paderewski était là ; le soir il donnerait un concert, je chanterais et, après, il y aurait une tombola… Le commandant cherchait des lots, quelques croquis de Paderewski auraient tout le succès désirable. J’hésitais, ne l’ayant jamais étudié de tout près. « Je vais lui demander de poser, » proposa le commandant. « Surtout pas ça ! » — et je courus m’enfermer dans ma cabine. Je tirai le rideau sur mon hublot, m’étendis sur mon lit et les yeux presque clos, laissant juste filtrer mon regard, je fis une dizaine de croquis d’un seul trait sans les étudier. Ressemblance absolue. Le lion était là. Il marchait en fauve, le pas était sourd et sournois, perdu dans une jungle de vibrations. Les deux mains pendaient comme désintéressées ; il allait au piano, les paupières pesantes atténuant la tranquille férocité des yeux.


Je peux dessiner un visage ami, non un visage aimé. Quelque chose me l’interdit. Le portrait est toujours moins beau que mon modèle, plus inconsistant. Il n’y a que des traces de ressemblance. Un obstacle me gêne… Il est dans mon cerveau : je crois que cet acte me semble un peu sacrilège… ce que j’aime ne peut pas être là — je ne peux pas mettre ma raison d’aimer sur le papier, je ne peux pas créer avec une ligne ce qui est en moi un monde.


Si, pour faire un dessin, c’est la lumière que je dois atténuer, pour écrire un poème, c’est le rythme de la vie qui doit battre plus sourdement. Dans l’état de santé rien ne se présente